« En raison d’un accident de personne, notre train est arrêté en pleine voie ». Les usagers de la SNCF savent que cette annonce présage de longues minutes d’attente, et une compensation à l’arrivée très incertaine….
Ce qu’ils imaginent moins, c’est qu’au même moment, le conducteur alerte le Centre opérationnel de gestion de la circulation qu’il a « tapé ». Traduction : un désespéré a probablement mis fin à sa vie sous les roues de son train.
La SNCF appelle pudiquement les suicides des « accidents de personne ». 450 tentatives de suicide ont lieu chaque année sur le réseau ferroviaire (trains de banlieue et grandes lignes confondus). À elle seule, l’Île-de-France en comptabilise la moitié. L’entreprise ferroviaire observe des pics à l’automne, à la fin de l’année et au printemps. Ils se produisent souvent le vendredi soir ou le lundi matin, L’approche des grandes vacances, de la rentrée de septembre et des fêtes de fin d’année est aussi propice au passage à l’acte des désespérés.
Une fois le freinage d’urgence enclenché, un TGV met plusieurs centaines de mètres pour s’arrêter. « Le cheminot voit la personne sur les rails, mais il ne peut rien faire. Il se sent totalement impuissant face à la mort qui approche », rapporte le porte-parole de la SNCF. Remplacés aussitôt après l’accident, les conducteurs se voient proposer plusieurs séances avec un psychologue. Quasiment tous sont confrontés au suicide au moins une fois dans leur carrière.
Le temps de dégager la voie se fait en 1h59 mais l’objectif est de le ramener à 1h30. Car les passagers, ainsi immobilisés dans les voitures en rade sur la voie, s’impatientent et s’alarment. En particulier quand un tel accident se produit alors qu’ils se rendent sur leur lieu de travail ou qu’ils regagnent leur domicile après une journée de labeur. Ces accidents ont aussi un coût important pour la compagnie ferroviaire. L’entreprise ne le divulgue pas. Mais selon l’heure et la ligne sur laquelle le suicide survient, il est exponentiel. Remorquage de la motrice endommagée, remplacement ou réaiguillage des trains circulant sur le même axe, suppression de rames, affrètement de bus… Pour ces retards dus à une cause « externe », les billets ne sont pas remboursés aux clients, sauf exception. Mais la prise en charge des voyageurs, de leurs repas ou de leur hébergement, alourdit encore la facture. Or pour la SNCF, la prévention des suicides relève du casse-tête. « On sécurise tous les accès aux voies. Mais on ne dévoile jamais les détails. Car dès qu’un accident de personne est rapporté dans les médias à tel endroit, cela donne des idées à des personnes fragiles. » Cruel dilemme, que résume un syndicaliste : « Comment communiquer sur les conséquences de ces suicides, sans en faire la publicité? »
En coulisses, la compagnie doit aussi assumer la prise en charge des conducteurs qui ont « tapé », selon le jargon des intéressés. Depuis 1994, leur formation initiale intègre une journée dédiée au sujet. Ceux qui rencontrent de tels drames peuvent appeler un numéro vert à toute heure. Au bout du fil, 25 psychologues répondent ou les reçoivent en face à face sur demande. Peurs, cauchemars, insomnies, flashs en plein jour, repli et sentiment de culpabilité sont fréquents. « Les accidents de personnes peuvent créer un stress à caractère traumatique. Si le suicidant a “regardé” le conducteur, assister à ce passage de la vie à la mort est terriblement dérangeant. Pour refermer cette brèche, on les ramène au factuel, en débriefant l’accident minute par minute. On leur apprend aussi à dire que c’est le train qui a “tapé”, pas eux », explique Sylvie Teneul, qui dirige le pôle de soutien psychologique. Avec pour objectif, comme après une chute de cheval, de les faire « remonter en selle » rapidement… et en toute sécurité.
Pour le voyageur, les compensations dues aux retards répondent à des critères très stricts. D’abord, le retard doit être imputable à la SNCF. Quand c’est une personne qui s’est jetée sous un train le cas exclut toute responsabilité du transporteur Les suicides ne sont pas les seuls cas d’exclusion. A qui attribuer la responsabilité si un arbre tombe sur la voie? La SNCF explique que des travaux de défrichage aux alentours des voies sont menés pour justement éviter que ce type d’incident survienne. De même si un incendie se déclare, il faudra déterminer son origine. Et naturellement tous les incidents liés à des événements météos exceptionnels ne peuvent être imputables à la SNCF.
Comment expliquer la recrudescence du nombre de suicides sur les voies ferrées ?
Les morts violentes par précipitation (du haut d’un bâtiment, sur les routes ou sur les rails), de manière générale, représentent aujourd’hui 8 à 10 % des décès par suicide au niveau national. Ce constat s’explique en partie par un phénomène de désespérance propre à notre société actuelle : la crise économique a généré de nombreux discours défaitistes dans notre pays, et les Français ressentent une diminution de la solidarité qui les liait.
Il s’agit en tout cas de personnes très déterminées qui passent à l’acte avec la volonté d’en finir car le suicide sous un train laisse très peu de chances de survivre.. Le suicide sur une voie de chemin de fer, en effet, ne répond pas à une impulsion. Il implique, la plupart du temps, de se rendre dans un lieu précis, et laisse donc le temps de s’interroger, de réfléchir à son geste.