Le traditionalisme catholique de François Fillon devrait en principe au moins mobiliser la tradition laïque, libertaire et radical-socialiste
Ainsi que tout le laissait supposer, François Fillon est le grand vainqueur de la primaire de la droite et du centre, le triomphateur de la droite sur le centre. Il prend de ce fait une option sérieuse pour devenir le huitième Président de la cinquième République française. Cette victoire est, sur le plan économique, celle d’un projet qui implique une importante accentuation de la politique libérale de l’offre initiée par François Hollande et ses gouvernements. Sur le plan sociétal, la vision du nouveau candidat de la droite est en revanche très opposée à celle de la majorité sortante. Cette dernière relevait elle aussi du libéralisme, philosophique et politique cette fois, alors que François Fillon s’inscrit lui dans le courant catholique conservateur qui domine l’histoire de la droite française depuis la Révolution française. Ce mélange de conservatisme dogmatique mâtiné de tentations réactionnaires, et de libéralisme économique débridé se réclamant de l’école néoclassique dominante, est la marque aussi, hors de France, des deux grands personnages de la « révolution libéro-conservatrice » des années quatre-vingt, Ronald Reagan et Margaret Thatcher. François Fillon se réclame d’ailleurs de la seconde.
Il est difficile d’imaginer un soutien naturel de la majorité des salariés, des classes moyennes et populaires au choc de rigueur promis par le candidat désigné. En effet, l’augmentation de la TVA, la poursuite de la déréglementation du droit du travail, l’accroissement des heures ouvrées avec compensation salariale partielle, la fin de la plupart des emplois publics contractuels aggraveront, personne ne peut en douter, le sort de la plupart des gens. Seuls les plus fortunés y trouveront tout de suite leur compte. Et, pourtant, François Fillon fait à cette heure figure de favori pour le soir du sept mai 2017. Comment cela est-il possible, malgré, de plus, son conservatisme sociétal ? Une première raison, déjà bien illustrée par les élections de Nicolas Sarkozy en 2007 en France et de Donald Trump cette année aux États-Unis, est que la déception des électeurs qui se sentent lésés par une mandature qui s’achève les pousse à sanctionner ceux qui les ont déçu, même par un vote en apparence irrationnel en regard de leurs intérêts. Un second ressort est de se sentir disposé, puisque le reste n’a pas fonctionné, à tenter autre chose, même ce qui est appelé à être douloureux. Et puis la politique économique projetée par François Fillon ne constitue, je l’ai rappelé, que la poursuite et l’accentuation de celle appliquée depuis 2012 ; tout le monde s’attendait de la sorte à ce que, défiée par l’engagement de la gauche sur cette voie, la droite revenue aux affaires s’efforce de relever ce défi et de faire encore….mieux ou pire, selon le point de vue que l’on adopte. Cependant, comment les « progressistes » pourraient-ils avaliser le programme conservateur, voire réactionnaire de François Fillon en matière de « valeurs « et de mœurs ?
Il importe à ce stade de relever la constante et désolante erreur d’analyse de la « gauche libérale », très bien incarnée par le think tank Terra nova sur les attentes des électeurs en matière de mœurs et de traditions. Les forces favorables à leur évolution rapide sont avant tout les libéraux, de droite, du centre ou de gauche : pour fixer les idées, Valery Giscard d’Estaing et Alain Madelin pour la droite, Emmanuel Macron pour le centre et Pierre Berger ou Jean-Luc Romero pour la gauche. Y sont opposés, la droite religieuse et conservatrice qu’illustrent Reagan, Thatcher, Fillon, Trump, Merckel, etc., ainsi que l’essentiel des classes laborieuses, ouvrières ou rurales. Qu’il s’agisse du mariage, de la famille, de l’homosexualité, de l’euthanasie, les réticences ne diffèrent guère à Neuilly et Saint-Denis. C’est dans ces milieux populaires que, en particulier, l’homophobie agressive a eu le plus de peine à régresser, elle persiste hélas bien vivace çà et là, les faits-divers en témoignent. Élevé à la campagne, militant durant dix-sept ans au sein de cellules ouvrières du parti communiste français (des usines Citroën de Javel entre 1961 et 1967), j’ai vécu cette méfiance envers les bouleversements de la structure familiale traditionnelle ; Jeannette Thorez-Vermeesch était de ce point de vue l’archétype de ce que l’on peut appeler la « pruderie révolutionnaire ».
Pourtant, ces milieux de travailleurs manuels et de petits employés dont le conservatisme sociétal est ancré dans des attentes qui se focalisent sur les conditions plutôt que sur le genre de vie, ne sont pas imperméables aux changements, sans doute moins que les conservateurs religieux. Seulement, ils ne supportent pas que les forces de gauche pour lesquelles ils votent ou bien pourraient voter leur servent du sociétal à la place du social, que pour les plus radicaux d’entre eux le concept de révolution des mœurs ait remplacé et remplace celui de révolution de la société qui les aliène. En mai soixante-huit déjà le divorce était manifeste entre ceux qui revendiquaient de jouir sans entrave et les travailleurs qui poursuivaient avant tout des revendications de salaires, de conditions et de temps de travail.
L’analyse selon laquelle les nouvelles classes progressistes sur lesquelles devrait s’appuyer la gauche se définissent d’abord par leur hostilité aux traditions et se déploient à partir des minorités civiles a laissé en marge de ses préoccupations une grande partie des classes laborieuses, dès lors disponibles pour la grande bascule vers le conservatisme ou l’idéologie réactionnaire de la droite traditionnelle et de l’extrême droite. La condition sine qua non d’une évolution sociétale acceptée par ces classes est qu’elle accompagne sous la forme d’un « Progrès global » l’amélioration sociale. Elle est sinon vécue comme une iniquité au seul bénéfice de minorités vécues, parfois à tort, comme « privilégiées », cette « gauche bobo », « gauche caviar » dénoncée par la droite. Même si l’évolution sociétale est désirable, et même indispensable, elle n’est pas en elle-même une valeur de gauche mais plutôt une valeur libérale fondée sur la conviction philosophique de la primauté de la personne. Une telle conviction, qui est aussi la mienne, est, je l’ai dit, partagée par des électeurs de droite comme de gauche.
Le traditionalisme catholique de François Fillon devrait en principe au moins mobiliser la tradition laïque, libertaire et radical-socialiste de la gauche dont toute l’histoire depuis la Révolution est marquée par son opposition au cléricalisme. Ce sera de fait là, il n’en faut pas douter, l’un des axes du combat contre son élection à la présidence de la République. Et pourtant, cette opposition pourrait n’avoir pas sa vigueur habituelle, elle pourrait mobiliser moins qu’elle ne le fait depuis des siècles. Le responsable en est sans doute la montée en puissance du wahhabisme anti-laïque musulman, dans le monde et en France, dans le contexte des attaques terroristes contre notre pays et de l’élimination programmée des communautés chrétiennes d’Orient, à l’occasion des assassinats contre des religieux et prêtres catholiques. La réaction laïque attendue de la gauche contre ces coups portés a été affaiblie en son sein par la position de certains prompts à l’assimiler à « l’islamophobie » de l’ancien colonisateur, agresseur des pays arabes. Edwy Plenel et Médiapart sont représentatifs de cette pensée qui, d’une part, détourne du combat laïque des forces progressistes qui y étaient jadis dévouées, et, d’autre part, justifie à la place une mobilisation catholique qu’avait déjà suscitée la loi sur le mariage entre personnes de même sexe.
La fière revendication au respect de l’identité religieuse et des valeurs musulmanes aboutit à légitimer une attitude parallèle des catholiques qui peuvent de plus se dire, avec quelques justifications, être agressés à leur tour. En cela, la proximité de François Fillon avec le catholicisme le plus traditionaliste et rigoriste suscite une opposition moins forte, mobilise moins de militants laïques traditionnels qu’elle ne le devrait. C’est pourquoi, malgré sa posture très droitière et peu consensuelle, éloignée en cela de celle d’Alain Juppé, François Fillon l’a largement emporté au deuxième tour de la primaire de la droite et du centre, la raison pour laquelle aussi son caractère très clivant, l’agression que constitue son programme pour les forces syndicales et tous ceux qui restent fidèles à l’esprit du Conseil national de la Résistance, ne suffisent pas à lui contester désormais la qualité de favori de la prochaine élection présidentielle.
Axel Kahn