Brevets : Les idées sont-elles objets de propriété devant être protégés ? Stephane Geyres
Notre société post-industrielle repose de plus en plus sur l’immatériel. Les brevets sont un de ces mécanismes mis en place il n’y a que quelques décennies avec l’objectif affiché de protéger la copie d’innovations techniques et de permettre aux inventeurs de profiter de leurs créations. Mais de nos jours on constate que le concept est très dévoyé. Le brevet est utilisé autant pour défendre une idée que pour empêcher la concurrence d’innover de manière concurrentielle et légitime. Au-delà, on s’aperçoit que le concept même de propriété intellectuelle, récent, est vide de sens et de légitimité.
La chose est en fait assez simple. La propriété est un mécanisme juridique destiné à servir de base au règlement du principal conflit inhérent à la vie sociale, celui de l’accès aux ressources matérielles. La propriété donne une base de légitimité universellement reconnue, ce qui permet de trancher entre deux personnes qui revendiqueraient un même terrain ou un même pain, au profit du propriétaire.
Par contre, le domaine des idées et de la création intellectuelle en général ne présente pas ce conflit inhérent. Ce n’est pas parce qu’on partage une idée qu’on en est dépossédé. Il n’y a pas de conflit et donc il n’y a pas lieu de protéger qui que ce soit. Mieux, une idée n’a d’intérêt social que si partagée.
Certains utilitaristes avancent que sans brevet ou autre, les inventeurs ne pourraient pas profiter de leurs innovations et que la copie trop facile pose le risque de la dissuasion à innover. Il n’y a là qu’un signe de courte vue, car il y a bien d’autres façons de valoriser ses idées que celles de notre société.
Bien des contradicteurs avancent que sans brevet, aucune invention moderne ne pourrait être rentabilisée, ce qui découragerait l’innovation, dans ce monde complexe. Or dans le cas général, deux inventeurs n’ont pas le même talent pour profiter de leur invention. L’inventeur du disque vinyle par exemple, s’il veut profiter au mieux du potentiel de son invention sur le marché, doit non seulement être inventeur, mais aussi industriel, promoteur et disposer d’un vaste carnet de contacts auprès des artistes. A l’inverse, le boulanger qui crée un pain aux fleurs de courgettes peut très bien se satisfaire de sa clientèle et vendre son idée à un minotier qui en fera un pain industriel original.
En fait, il existe bien des moyens d’exploiter une idée, et le meilleur moyen dépend de la volonté et de la capacité de l’inventeur. De plus, toute invention ou innovation n’a pas forcément vocation à devenir industrielle. A l’inverse, les industriels, tel Coca Cola et sa recette, disposent de bien des mécanismes pour protéger leur savoir-faire. C’est en réalité une question de stratégie commerciale. Selon que le projet de l’inventeur sera plus ou moins industriel, selon qu’il choisira de s’associer avec des partenaires – distributeurs – il n’aura pas besoin de se protéger de la même manière.
Autre piste, certains nationalistes pensent qu’il faut protéger notre savoir-faire vis-à-vis des pays à faible coût de main d’œuvre. C’est là un réflexe protectionniste dont toutes les bonnes théories économiques montrent qu’il va à l’inverse des intérêts des peuples des deux pays concernés. La meilleure façon de protéger un savoir-faire, c’est de le rendre indispensable auprès du marché mondial en développant la demande et en gardant continuellement la longueur d’avance initiale.
Par ailleurs, une thèse un peu naïve prétend que sans possibilité de brevet, beaucoup de laboratoires ne pourraient exister ou survivre. Or on pourrait inverser l’argument. Pourquoi créer un laboratoire (de recherche) si c’est pour craindre de partager ce qu’on y trouve ? Pour que l’automobile connaisse le succès, il a bien fallut accepter d’en partager le concept avec le marché mondial. De même avec tout produit, ce n’est qu’en acceptant de mettre une partie dans le domaine public – mais pas d’autres – qu’on peut transformer une idée en profits substantiels. Mais il n’y a là rien de nouveau, cela se passe ainsi depuis que le monde est monde. Pourquoi des brevets pour ce simple prétexte ?
Pourtant, disent d’autres critiques du monde libéral, même Ayn Rand, libertarienne peu discutable, était en faveur de la protection de la création, fruit de l’effort mental du créateur. Certes. Mais Ayn Rand fut tout sauf une économiste et son opinion souffre souvent d’une analyse limitée dans ce domaine et précisément à propos de la propriété intellectuelle. Son point de vue confond création et distribution de la création. Le talent qui permet de produire une idée ne peut en général pas se passer d’autres talents pour en tirer les fruits. Ce n’est pas juste une création qui fait la richesse légitime, mais la capacité à combiner cette création avec bien d’autres talents pour que le marché achète et rémunère. L’oubli du besoin de cette combinaison fait le talon d’Achilles des brevets.
Citations
« Il n’est tout simplement pas vrai que nous ayons un droit quelconque à ne pas être copiés ; le seul droit légitime que nous possédions est celui de faire tout ce que nous pouvons faire pour empêcher les autres de s’approprier la valeur de notre invention (ou création) en utilisant les ressources qui sont légitimement les nôtres, sans porter atteinte à leurs propres droits. » — Henri Lepage
« L’exclusivité [du brevet] viole le droit naturel d’un individu de découvrir et exploiter les fruits de son travail ou de son intelligence ou d’imiter quelqu’un d’autre. Cet acte d’un concurrent ne prive pas l’inventeur des fruits de son travail, il le prive de gains à l’échange exactement comme un concurrent peut le faire dans n’importe quelle activité. » — Bertrand Lemennicier