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Le rêve américain est-il mort ? par Jacques Attali

Jacques Attali est Polytechnicien, énarque et fondateur de 4 institutions internationales : Action contre la faim, EUREKA, BERD et Positive Planet.


Pendant plus de deux siècles, le rêve américain a attiré des gens du monde entier, et en particulier d’Europe, qui y ont trouvé la liberté politique, des universités exceptionnelles, une possibilité d’entreprendre inégalée, alors que d’autres faisaient l’erreur de partir chercher fortune en Argentine, au Brésil, au Venezuela, ou dans quelques autres terres nouvelles, qui n’ont pas su tenir leurs promesses.
Et aujourd’hui ? Le rêve américain semble tourner au cauchemar : Le niveau de vie de la plupart des citoyens des Etats Unis, et des étrangers qui y vivent, n’a pas augmenté depuis quarante ans, alors que celui des plus riches a plus que doublé ; l’espérance de vie est en baisse pour plusieurs groupes sociaux, dont les hommes blancs. La consommation de drogues, y compris les plus dures, touche plus de trente millions de personnes, dont dix sont des consommateurs réguliers de drogues dures. Le système de protection sociale est pratiquement inexistant ; le nombre de gens extrêmement pauvres a augmenté, jusqu’à dépasser 40 millions de personnes, tandis que les maisons des plus riches, dans des lieux iconiques de la Californie, sont détruites par des incendies de moins en moins contrôlables.
La situation écologique du pays est calamiteuse. Plus de 30 millions d’Américains sont expulsables parce qu’ils ne peuvent pas payer leur loyer ou leur emprunt. Le système financier, si prospère en apparence, repose entièrement sur des mécanismes spéculatifs fragiles. 63 des 75 plus grandes villes ne peuvent pas faire face à leurs charges d’emprunt ; la dette des entreprises dépasse les trois quarts du PIB : les ménages portent une dette record de 15.000 milliards de dollars, et la dette de l’Etat atteint des niveaux inconnus. 31 000 ponts (soit un tiers du total) nécessitent réparation et entretien, et 46 000 d’entre eux menacent de s’effondrer. Le système scolaire y est un tel désastre que les étudiants étrangers trustent l’essentiel des places dans les meilleures universités du pays ; et 45 millions de ceux des Américains qui ont pu entrer dans ces universités sont aujourd’hui criblés de dettes. Le chômage atteint 15% de la population, et plus de 25% des jeunes d’origine asiatique ou afro-américaine. Enfin, le Congrès et le Sénat n’ont pas su s’entendre sur un programme de protection sociale, ce qui va faire basculer dans la précarité la plus extrême des dizaines de millions de gens.
 
Les valeurs mêmes de la société américaine sont mises à mal : le sectarisme, le communautarisme, le racisme des uns et des autres installent une ambiance d’exclusion réciproque entre les blancs et les noirs, entre les hommes et les femmes, entre les républicains et les démocrates. Y fleurissent les théories complotistes les plus extrêmes ; des sectes, nées dans la virtualité la plus manipulatrice, comme QAnon, sont en train de devenir réelles, proposant une lecture du monde, et une action totalement antidémocratique, se résumant à massacrer quelques boucs émissaires. Moins d’un tiers des Américains nés dans les années 80 pensent qu’il est essentiel de vivre en démocratie ; et les autres sont prêts à la remettre en cause pour défendre leurs droits de porter des armes ou de ne pas obéir à des règles minimales de vie commune.
Qui que ce soit qui sera le prochain président, il y a peu de chances que les choses s’arrangent rapidement : On sait que Donald Trump continuera à favoriser les plus riches et à enfoncer le pays dans une crise identitaire majeur. On devine que Joe Biden, aussi honorable qu’il soit, n’aura ni l’énergie, ni les moyens politiques pour lancer les immenses réformes qui seraient nécessaires.
Avant qu’une nouvelle génération ne relève le défi, et fasse renaître une nation conforme aux principes de ses pères fondateurs, dont nous avons tous besoin, la démocratie américaine va vivre des heures sombres. Et, comme on voit aujourd’hui des Anglais prendre la nationalité d’un pays membre de l’Union Européenne, et des Argentins se souvenir de la nationalité de leurs grands-parents, on pourrait un jour assister à des mouvements du même genre des Etats Unis vers le vieux continent. Des mouvements d’idées, de gens, de capitaux.
Encore faudrait-il pour cela que l’Union Européenne mette en œuvre le projet d’un continent démocratique, juste, écologiquement durable, défenseur des libertés partout dans le monde, et doté des moyens de la puissance. On pourra alors parler sérieusement d’un « rêve européen ».

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