Image Alt

Vudailleurs.com

Hervé Assah: « L’Afrique ne peut pas se développer sans sa diaspora »

Rien ne semblait pourtant me prédestiner, moi, le banquier d’affaires et le professionnel de la finance internationale, à effectuer des recherches en sciences humaines, à caractère socio-historique, ni à écrire sur l’esclavage, le colonialisme, les migrations des peuples et leurs conséquences démographiques, culturelles et cultuelles. Ceci sans oublier, le métissage culturel, mais aussi sur la fracture sociale entre les sociétés urbaines européennes et leurs banlieues remplies de nouvelles générations de citoyens issus de l’immigration d’une part et leurs départements d’outre-mer d’autre part. Cependant trois événements majeurs de ma vie, ont déclenché, à environ dix années d’intervalle chacun, la réflexion, puis le processus qui à l’anayse qui suit. Il s’agit principalement : (i) de mes observations pendant ma vie d’étudiant aux Etats-Unis, (ii) de diverses expériences pendant mes voyages réalisés en tant qu’étudiant et par la suite pendant mes déplacements professionnels tout au long de ma carrière, (iii) ainsi que des interrogations de mes enfants sur la présence de populations noires aux Etats-Unis, en Amérique latine et dans les Caraïbes. En effet, mes enfants ne comprenaient pas que les Noirs de ces contrées ne soient pas désignés par le vocable « africain » comme nous, bien qu’ils aient tout de même une ascendance africaine. Comment se sont–ils retrouvés là-bas ? Par quel procédé cela pouvait-il se faire et comment le leur expliquer ? Comment introduire le concept de l’esclavage et de la traite des noirs à des enfants du 21ème siècle qui voyagent fréquemment a travers le monde ? Parallèlement, mes enfants m’ont demandé pourquoi, les congolais de Kinshasa et nous, ceux de Brazzaville ne formions-nous pas un seul et même pays, malgré notre proximité géographique et culturelle ? Le colonialisme était passé par là. Que de questions auxquelles il a bien fallu tenter d’apporter des réponses. Cet exercice m’a amené à réaliser le lien étroit entre les mouvements de populations (démographie), la culture et la civilisation, donc à étudier plusieurs thèmes qui sont en parfaite adéquation avec le thème retenu par le jury du prix « vudailleurs.com » de cette année 2023.

Avant toute chose, il importe de nous rappeler la différence entre culture et civilisation. Une civilisation est en effet, un héritage de croyances, de coutumes et de connaissances, lentement acquises au cours des siècles, difficiles parfois à justifier par la logique, mais qui se justifient d’elles-mêmes, puisqu’elles ouvrent à l’homme son étendue intérieure. La culture par contre, selon André Suares, est le fait de l’intelligence individuelle, tandis que la civilisation, ou privilège de civilité, est la culture incarnée à tout un peuple, passée dans les mœurs et dans la moelle de la vie. Ici, nous allons nous cantonner aux diverses cultures que nous allons explorer, et qui quelquefois seront appelées des civilisations lorsqu’elles seront incarnées par tout un peuple ou toute une série de peuples conformément à la définition ci-dessus.

Aujourd’hui, nous allons évoquer l’une des plus grandes fusions de cultures qui est née du changement démographique majeur provoqué par l’homme, à savoir la vague des migrations de populations forcées engendrées par l’esclavage. De nombreux livres et manuels d’histoire européens et plus récemment africains, ont abondamment évoqué le fait historique majeur de l’esclavage en général, la traite ou les traites des nègres. Il s’agit là d’une saignée organisée de manière à prélever au moyen du kidnapping puis d’alliances avec des chefferies et autres royaumes locaux et à déporter, vider principalement les meilleures forces et les plus grandes beautés de l’Afrique par toutes les issues possibles-par l’océan Atlantique, par l’océan indien, mais aussi à travers le Sahara.

La magie du voyage, le mouvement de flux et de reflux des échanges.

Au commencement de tout ce qui va suivre, était le voyage, la conquête des mers, autrement dit, l’histoire des migrations et de ces fusions des cultures. Grâce au pouvoir transformationnel du voyage, des cultures ont été transposées, d’autres ont été recomposées. Sans la passion des marins et autres aventuriers pour la mer ou les terres lointaines, mus qu’ils étaient par la recherche d’épices, de minerai ou d’autres richesses, l’histoire mondiale n’aurait pas connu les développements auxquels nous assistons aujourd’hui. C’est en définitive un mélange de grandes passions-la cupidité, vorace, inexorable, insatiable, augmentée d’une passion religieuse, dogmatique, irréfutable, et scrupuleuse-qui conduisit les portugais à s’aventurer sans remord sur les océans torrides, et infestés de maladies tropicales qui bordent les côtes de l’Afrique et au-delà. Les différentes biographies des grands voyageurs et autres explorateurs ont montré qu’il naissait souvent une idylle enivrante entre, le voyageur, le navigateur ou l’explorateur et le pays d’accueil sur fond de diversité, d’échanges et de richesses. Pour décrire la magie du voyage et le rapport particulier qu’entretient le voyageur avec l’espace et le temps, Benjamin Disraeli, Homme d’Etat britannique et Comte de Beaconsfield disait souvent : « Comme tous les grands voyageurs, j’ai vu plus de choses que je ne peux me rappeler et je me souviens de plus de choses que je n’ai réellement vues ». C’est cela le paradoxe du voyageur.

En effet, tous les récits historiques sur le peuplement du monde, sur l’esclavage, sur le travail et les migrations forcés et sur la colonisation s’articulent autour de ce concept. L’histoire africaine relatée par la tradition orale, résume l’esclavage comme ceci : « un jour, des hommes blancs sont arrivés du lointain. Ils ont accosté leur bateau au terme de leur voyage. Ils ont capturé des Noirs et les ont emmenés au loin par-delà les mers, dans les cales de bord de grands bateaux négriers ». Ainsi, débuta la série de voyages, qui constituèrent la plus grande déportation humaine de tous les temps, mais qui a eu l’avantage malgré elle, d’offrir à la culture africaine une tribune mondiale et partant, un impact multi-dimensionnel insoupçonné. Nous nous empresserons d’ajouter que chaque voyage commence toujours par une histoire. Celle qui a été racontée par ceux qui avaient visité ces lointains paysages aux innombrables richesses ou par ceux qui en avaient tout simplement rêvé. Il s’agit là du voyage d’agrément, le voyage-plaisir, mais qui s’est mué en voyage-souffrance pour tous ceux, qui, devenus esclaves, ont été forcés de voyager dans des conditions inhumaines. Il y a donc déjà une forte opposition dans la perception du voyage, selon que l’on soit négrier ou nègre. Ce qui nous mène naturellement à ne pas nous limiter aux seuls voyages réels, physiques, mais également à inclure dans nos discussions, les voyages symboliques et spirituels, à travers lesquels chacun est appelé à exercer son intelligence et sa raison propres, pour révéler par soi-même, ce qui est caché.

Les mouvements migratoires ont donc joué un rôle clé tout au long de l’histoire et de la constitution de la culture du peuple afro-américain. Il en va également de même pour l’expérience du peuple américain tout entier. Le commerce transatlantique des noirs a joué un rôle fondamental dans le développement d’une économie de type coloniale ; et après la guerre d’Indépendance, le commerce intérieur des esclaves fut le moteur de l’expansion de l’économie cotonnière non seulement à l’intérieur des Etats-Unis, mais également au niveau international, grâce au négoce. Au cours du 20ème siècle, les migrations des Noirs (représentant une grande partie des « masses laborieuses ») à partir du sud vers le reste du pays,  ont été cruciales au développement industriel et urbain des Amériques. Alors qu’ils étaient initialement concentrés dans le sud rural, les Noirs se sont transformés en population urbaine, représentée au niveau national. Et partant, la présence noire à travers le pays tout entier a considérablement contribué à l’amélioration du système judiciaire américain dans son ensemble, aussi bien qu’à celle des politiques et pratiques socioculturelles.  Ceci, sans oublier que les cultures des immigrants noirs du sud, des Caraïbes, d’Haïti, et de l’Afrique ont eu un impact extraordinaire sur les arts et la culture américaines.

Cette vision de l’expérience migratoire afro-américainesouligne, tout en l’expliquant, l’extraordinaire diversité des afro-américains vivant aux Etats-Unis d’Amérique aujourd’hui. En effet, pour la première fois de l’histoire, toutes les composantes de la Diaspora africaine sont réunies dans un seul et même espace. Il s’agit du territoire des Etats-Unis d’aujourd’hui. Ils sont le seul pays au monde où, à ce moment précis et unique de l’histoire, des afro-américains, des africains, des afro-caribéens, des centroaméricains et des sud-américains d’origine africaine, ainsi que des africains et des afro-caribéens nés en Europe vivent côte-à-côte. Et chaque groupe apporte ses spécificités, sa culture, et son sens de l’identité. Grâce à tous ces apports internationaux, la diversité culturelle et ethnique de la population noire n’a jamais été aussi grande et aussi riche et se fond désormais inexorablement dans la très kaléidoscopique (très colorée) expérience migratoire afro-américaine. C’est cet ensemble que nous avons appelé le « Cercle Atlantique Ouest », c’est-à-dire la composante ouest du Cercle Atlantique Noir, dans les chapitres précédents.  Et si on y ajoute tous les africains, restés en Afrique, qui composeraient le Cercle Atlantique Est, on obtiendrait le Cercle Atlantique Noir, qui à lui seul, résume toute l’expérience migratoire des africains-américains aux Amériques..

Ce sont au total, 35 millions d’Afro-Américains, qui sont aujourd’hui les héritiers de toutes ces migrations, qui ont formé et transformé « l’Amérique africaine », les Etats-Unis, et même l’ensemble de l’Occident. Ce sont les rejetons des diverses ethnies africaines qui, portant dans leur patrimoine génétique des gènes européens, amérindiens et asiatiques, constituent la population la plus diversifiée des Etats-Unis. C’est une population qui englobe tous cses héritages variés, façonnés par des millions d’hommes et de femmes, qui étaient perpétuellement en mouvement pendant des siècles, à la recherche de meilleures opportunités. Pour ce faire, ils étaient toujours prêts à tout recommencer, en sortant constamment des sentiers battus, et en se sacrifiant pour les générations futures.

Postez un commentaire

You don't have permission to register