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Harkis: les observations de la France rendues à la Cour européenne des droits de l’homme

Les conditions de vie d’enfants de harkis dans le camp de Bias étaient incompatibles avec la Convention, mais leur droit d’accès à un tribunal n’a pas été méconnu par le Conseil d’État

Principaux faits:

Les requérants sont cinq ressortissants français nés entre 1957 et 1969, enfants de harkis (auxiliaires
d’origine algérienne ayant combattu aux côtés de l’armée française pendant la guerre d’Algérie
(1954-1962)). Quatre requérants sont membres de la famille Tamazount. Ils sont arrivés en France

au moment de l’indépendance de l’Algérie en 1962 ou sont nés, après cette date, sur le territoire
français. Ils ont vécu dans des camps d’accueil pour harkis (principalement dans le camp de Bias)
jusqu’en 1975. Le cinquième requérant (M. Mechalikh) a perdu son père en 1957, fusillé par le Front
de libération national algérien. Il est resté en Algérie jusqu’en 1980, puis il a rejoint la France où il
réside actuellement.

À différentes dates, les cinq requérants intentèrent des actions fondées sur la responsabilité pour
faute de l’État, alléguant que l’État français avait commis deux fautes en s’abstenant, d’une part, de
protéger les harkis et leurs familles des massacres et représailles sur le territoire algérien au
moment de l’accession à l’indépendance et, d’autre part, d’organiser le rapatriement systématique
de ceux-ci vers la France. Les juridictions administratives, dont le Conseil d’État en dernier ressort,
estimèrent qu’elles n’étaient pas compétentes pour se prononcer sur une éventuelle faute de l’État,
considérant que les décisions prises par les autorités françaises constituaient des actes du
gouvernement, mettant en jeu les relations entre la France et l’Algérie et ne pouvant pas engager la
responsabilité de l’État sur le fondement de la faute.

Griefs

Invoquant l’article 6 (droit d’accès à un tribunal) de la Convention, les requérants soutiennent que la
décision du Conseil d’État de se déclarer incompétent, au nom de la théorie des actes de
gouvernement, pour connaître de leurs actions en indemnisation, fondées sur la responsabilité pour
faute de l’État, du fait, d’une part, du défaut d’intervention de la France en Algérie pour protéger les
harkis et leurs familles au moment de l’indépendance et, d’autre part, du défaut d’organisation du
rapatriement systématique de ceux-ci en France, a violé leur droit d’accès à un tribunal.

Invoquant les articles 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) et 8 (droit au respect
de la vie privée et de la correspondance) de la Convention ainsi que l’article 1 du Protocole n° 1
(protection de la propriété), quatre requérants se plaignent également de leurs conditions de vie
dans les centres d’accueil des harkis en France.

Procédure et composition de la Cour

Les requêtes ont été introduites devant la Cour européenne des droits de l’homme entre mars 2019
et mai 2021.

L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges, composée de :

Georges Ravarani (Luxembourg), président,
Carlo Ranzoni (Liechtenstein),
Mārtiņš Mits (Lettonie),
Lado Chanturia (Géorgie),
María Elósegui (Espagne),
Kateřina Šimáčková (République tchèque), et
Jean-Marie Delarue (France), juge ad hoc,

ainsi que de Victor Soloveytchik, greffier de section.

Décision de la Cour

Article 6

La Cour relève que la déclaration d’incompétence du Conseil d’État, fondée sur la doctrine des actes
de gouvernement, a empêché les requérants d’obtenir une décision sur le bien-fondé du droit à
réparation qu’ils entendaient tirer du régime de responsabilité pour faute de l’État et a, dès lors,
constitué une restriction à leur droit d’accès à un tribunal.

Elle considère que cette restriction visait un but légitime, en l’occurrence la préservation de la
séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire, et par là même l’absence de remise en cause par le
juge de décisions d’ordre diplomatique et militaire dans le contexte des relations entre la France et
l’Algérie après les accords d’Évian (signés le 18 mars 1962).

En ce qui concerne la proportionnalité de la restriction au but poursuivi, la Cour relève, en premier
lieu, que la doctrine des actes de gouvernement fait l’objet d’une interprétation étroite de la part
des juridictions administratives, qui ont développé la notion d’acte détachable de la conduite des
relations diplomatiques ou extérieures de la France.

S’agissant de l’application de la doctrine dans le cadre des présentes affaires, la Cour note que le
Conseil d’État a vérifié si les actes et omissions litigieux des autorités françaises, compte tenu des
considérations de politique intérieure qu’ils mettaient en exergue, pouvaient être dissociés du
contexte diplomatique et de relations internationales de la France. Le Conseil d’État a néanmoins
fait le choix de considérer qu’il convenait d’appréhender l’Algérie, à compter de l’ouverture des
négociations des accords d’Évian, comme un État en devenir dont les relations avec la France
s’inscrivaient dans un cadre diplomatique. Il en a déduit et conclu que les actes et omissions des
autorités nationales invoqués par les requérants n’étaient pas détachables des relations entre la
France et l’Algérie, et ne pouvaient, conformément à la doctrine des actes de gouvernement,
engager la responsabilité de l’État sur le fondement de la faute.

S’agissant de décisions de nature politique relatives à la conduite des relations diplomatiques ou
internationales, mettant notamment en cause l’engagement de forces militaires, la Cour ne voit
aucune raison de substituer sa propre appréciation à celle du Conseil d’État quant à l’interprétation
du droit interne, ou de dire que la position de celui-ci était arbitraire ou manifestement
déraisonnable.

En second lieu, la Cour relève que l’incompétence du juge administratif déclarée en l’espèce ne
revêtait pas un caractère absolu puisque ce dernier était susceptible de connaître des prétentions
des requérants sur le terrain de la responsabilité sans faute de l’État. Les requérants ne soutiennent
pas avoir cherché à engager la responsabilité sans faute de l’État devant les juridictions
administratives mais font valoir que celles-ci auraient, en tout état de cause, dû examiner d’office ce
fondement de responsabilité, en vertu d’une jurisprudence interne établie.

La Cour ne saurait spéculer sur ce point, ni sur les chances de succès d’une action fondée sur la
responsabilité sans faute de l’État si elle avait été introduite par les requérants. En revanche, elle
constate que le possible engagement de la responsabilité sans faute de l’État confère aux actes de
gouvernement une injusticiabilité relative. En effet, la déclaration d’incompétence du Conseil d’État
ne portait que sur un aspect de la responsabilité publique, limitée à l’appréciation d’une éventuelle
faute, et ne saurait être considérée comme consacrant une immunité générale et absolue
empêchant les juridictions de connaître de toutes conséquences préjudiciables des actes de
gouvernement.

Par conséquent, la Cour conclut que la déclaration d’incompétence du Conseil d’État, au nom de la
doctrine des actes de gouvernement, limitée aux demandes des requérants en ce qu’elles visaient à
engager la responsabilité pour faute de l’État du fait de l’absence de protection des harkis et de leurs
familles en Algérie et du défaut de rapatriement systématique vers la France, ne saurait être
considérée comme excédant la marge d’appréciation dont jouissent les États pour limiter le droit
d’accès d’une personne à un tribunal. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 § 1 de la
Convention.

Articles 3 et 8, ainsi que l’article 1 du Protocole n° 1

La Cour précise qu’elle est compétente pour connaître des griefs des requérants relatifs à leurs
conditions de vie dans le camp de Bias à compter du 3 mai 1974, date de l’entrée en vigueur de la
Convention et du Protocole n° 1 à l’égard de la France.

Elle relève que les juridictions internes ont pleinement reconnu les souffrances endurées par les
requérants dans le camp de Bias. Elles ont tout d’abord relevé que les conditions de vie réservées
aux harkis et à leurs familles dans ce camp caractérisaient une atteinte à la dignité humaine de
nature à engager la responsabilité pour faute de l’État. Elles ont par ailleurs étendu ce constat aux
restrictions apportées à leurs libertés individuelles, du fait, en particulier, du contrôle de leurs
courriers et de leurs colis, de l’affectation de leurs prestations sociales au financement des dépenses
des camps et de l’absence de scolarisation des enfants dans des conditions de droit commun.

Elle note que postérieurement aux décisions rendues en l’espèce, la loi du 23 février 2022 a reconnu
la « responsabilité de la Nation » dans les conditions d’accueil et de vie indignes des harkis et de
leurs familles ainsi que les atteintes à leurs libertés individuelles

Elle constate que les conditions de vie quotidienne des résidents du camp de Bias, dont faisaient
partie les requérants, n’étaient pas compatibles avec le respect de la dignité humaine et
s’accompagnaient en outre d’atteintes aux libertés individuelles.

Elle relève ensuite que chacun des requérants s’est vu accorder par les juridictions internes une
somme totale de 15 000 euros pour des périodes comprises entre sept ans et quatorze ans dans les
camps, tous griefs et tous préjudices confondus, et ce sans que leur soit opposé la prescription
quadriennale. Pour fixer cette somme, les juridictions internes ont utilisé le barème relatif aux
conditions indignes de détention, de l’ordre de 1 000 euros par année de détention, majoré en vue
de tenir compte des troubles propres au défaut de scolarisation.

La Cour est consciente de la difficulté de chiffrer les préjudices subis par les requérants et des limites
de la comparaison avec les conditions indignes de détention, au regard de la spécificité du contexte
historique. Cependant, elle considère que les montants accordés par les juridictions internes en
l’espèce ne constituent pas une réparation adéquate et suffisante pour redresser les violations
constatées. Premièrement, et s’agissant de la violation de l’article 3 de la Convention, les sommes
allouées aux requérants sont modiques par comparaison avec ce que la Cour octroie généralement
dans les affaires relatives à des conditions de détention indignes. Deuxièmement, elle en déduit que
ces sommes n’ont pas couvert les préjudices liés aux autres violations de la Convention et de son
Protocole no 1 en cause

Il s’ensuit que, dans ces circonstances, et malgré l’important travail mémoriel accompli et les
reconnaissances solennelles prononcées par les plus hautes autorités exécutives françaises, les
autorités nationales, en fixant le montant des indemnisations versées aux requérants, n’ont pas
suffisamment tenu compte de la spécificité de leurs conditions de vie dans le camp de Bias pour
remédier aux violations de la Convention constatées, et partant, que le versement de ces
indemnisations ne les a pas privés de leur qualité de victime à cet égard.

Par conséquent, la Cour conclut que le séjour des requérants au sein du camp de Bias, pour la
période du 3 mai 1974 au 31 décembre 1975, a emporté violation des articles 3 et 8 de la
Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

Satisfaction équitable (Article 41)

La Cour considère qu’il sera fait juste réparation des préjudices matériel et moral résultant de la
méconnaissance des articles 3 et 8 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 par l’octroi d’une somme de 4 000 euros (EUR) par année passée au sein du camp de Bias, toute année commencée étant intégralement prise en compte.

Étant compétente pour les années 1974 et 1975, la Cour dit que la France doit verser, au titre des
dommages moral et matériel et en tenant compte au prorata des sommes déjà versées en interne,
un total de 19 518 EUR aux quatre requérants de la famille Tamazount selon la répartition suivante :
5 694 EUR à Abdelkader Tamazount, 4 250 EUR à Aïssa Tamazount, 5 858 EUR à Zohra Tamazount et
3 716 EUR à Brahim Tamazount.

La Cour européenne des droits de l’homme a été créée à Strasbourg par les États membres du
Conseil de l’Europe en 1959 pour connaître des allégations de violation de la Convention
européenne des droits de l’homme de 1950.

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