Doit-on payer pour les crimes de ses ancêtres ? par Jacques Attali
Le 31 janvier 1944, un jeune dentiste français de Fougères, refugié à Marseille avec sa femme et leur fille qui venait de naître, est dénoncé comme juif par des voisins français ; il est arrêté par des policiers français, qui l’envoient aux Baumettes, où il est détenu par des gardiens de prison français. Il est ensuite transféré dans un train, conduit par des cheminots français, à Compiègne. Il y est récupéré par des policiers français qui l’envoient à Drancy, sous la garde d’autres policiers français. Le 7 mars, il est mis dans un autre train français, convoyé jusqu’à Auschwitz. Il y arrive le 10 mars et y voit pour la première fois des gardiens allemands. De ce camp d’extermination, il n’en revint pas. C’était mon oncle.
Dois-je en vouloir à tous les Français et à tous les Allemands d’aujourd’hui pour ce crime, parmi tant d’autres ? Bien sûr que non. Dois-je tout faire pour que cela ne se reproduise pas ? Evidemment.
Ce drame, parmi tant d’autres, nous rappelle quelques évidences :
1. Il y a eu, et il y a encore, bien d’autres formes de racisme que celui lié à la couleur de peau. Tout au long de l’Histoire, et aujourd’hui encore, des « Blancs » (pour reprendre ces dénominations désormais dépassées) ont été exterminé par d’autres « Blancs », au nom d’une soi-disant différence de race. Pour ne parler que de la France, les Juifs, les Italiens, les Polonais, les Arabes, (tous Blancs), se sont vus chacun à leur tour accusés d’être d’une race inférieure ; et parfois massacrés pour cela. En Afrique, tout au long de l’histoire, des « Noirs » ont exterminé, encore très récemment, d’autres « Noirs », au nom d’une soi-disant différence de race. De même en Asie entre « Jaunes » ; et dans les deux Amériques entre « Rouges ».
2. On ne peut pas faire grief aux tortionnaires d’avoir appliqué les lois en vigueur à leur époque. Même si ces lois sont, à nos yeux, épouvantables. Sauf quand, de leur temps, des gens se battaient, dans ces pays ou ailleurs, pour l’abrogation de ces lois. On peut seulement, au nom de nos lois et de nos valeurs, s’engager à pourchasser ceux qui aujourd’hui continuent à prôner ou à appliquer ce que nous avons heureusement rendu illégal.
3. On ne peut pas non plus faire grief aux descendants des tortionnaires, des crimes de leurs ancêtres. Sauf si les générations suivantes glorifient leurs ancêtres. La Loi juive l’avait déjà très bien dit (contrairement à une interprétation trop sommaire d’un verset de l’Exode, clarifié par des prophéties de Jérémie et d’Ezéchiel). Aussi, doit on exiger de nos contemporains qu’ils chassent toute trace glorifiante de ces tortionnaires du passé, qu’ils fassent tout pour que les diverses formes de racisme disparaissent et pour que les descendants des survivants de ces persécutions soient indemnisés et intégrés le mieux possible.
4. En particulier, il est absurde de demander aux Américains d’aujourd’hui de s’excuser pour le génocide des Indiens, pour le traitement de leurs esclaves enlevés en Afrique, et pour le sort de tous les non-blancs dans la société américaine depuis la création des Etats-Unis. Par contre, on doit exiger d’eux qu’ils éliminent les monuments glorifiants les combattants de l’armée sudiste, qu’ils remettent dans leur contexte les œuvres littéraires et cinématographiques s’en inspirant, et surtout qu’ils fassent tout pour que les Noirs, les Hispaniques et les autres minorités d’aujourd’hui aient les mêmes chances que les autres citoyens des Etats-Unis. On sait que c’est très loin d’être le cas.
5. C’est aussi vrai de la France : On ne peut en vouloir aux Français d’aujourd’hui des crimes de Saint Louis, de Bugeaud, ou de Laval. Ni des crimes du commerce triangulaire, ni de ceux de la colonisation ni de ceux de la collaboration avec les nazis. Ni même condamner ceux qui, dans le passé, ont commis légalement des actes qui seraient aujourd’hui considérés, légalement ou moralement, comme des crimes : on ne peut en vouloir à Colbert, ou à Jules Ferry, d’avoir agi conformément à la loi et à la morale de leur temps ; sinon, il faudrait aussi considérer comme des meurtriers tous les présidents de la République française, jusqu’à Valery Giscard d’Estaing inclus, qui ont envoyé à l’échafaud des condamnés, en refusant d’exercer leur droit de grâce. Par contre, on doit exiger de nos contemporains de faire disparaître les traces de tous ceux qui ont agi en violation des lois ou de la morale de leur temps. Par exemple, il ne devrait pas y avoir une avenue Bugeaud à Paris ; ni de rue Brasillach, ni d’avenue Céline à moins de remettre ces auteurs dans un contexte explicatif, distinguant l’homme, ignoble, de l’œuvre littéraire, très partiellement grandiose. Et il faut tout faire pour que les minorités issues pour la plupart des anciennes colonies, pour l’essentiel Africains, en partie musulmans, aient les mêmes chances que les autres citoyens français. On sait que c’est très loin d’être le cas.
6. Enfin, après la dictature des racistes, il ne faut pas tomber dans une autre ségrégation qui, au nom de l’antiracisme, ne ferait qu’exacerber des différences imaginaires à l’intérieur de la seule race qui soit : la race humaine. Transformant ainsi, parfois consciemment, en un combat mortel ce qui n’est que la très difficile marche vers l’universalité.