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De l’incapacité des économistes à prévoir quoi que ce soit. Par Philippe Simonnot

Philippe Simonnot est économiste et auteur. Il publie régulièrement des articles dans la presse nationale française et suisse. Docteur ès Sciences économiques, diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris, il a enseigné l’économie du droit aux Universités de Paris-Nanterre et Versailles.

Le yo-yo qui se joue en ce moment entre le dollar et l’euro met à mal la capacité de prévision des économistes.

Disons-le tout de suite, cette capacité est nulle, et pas seulement dans le domaine des taux de change, il est vrai, particulièrement risqué.

Pourtant, l’on dispose de milliards de données statistiques de plus en plus copieuses sur n’importe quel sujet et à partir desquelles on prétend bâtir des algorithmes « prédictifs ». D’énormes quantités d’argent et de matière grise sont dépensées chaque année à financer des « laboratoires » — terme qui évoque le four du physicien ou les cornues du chimiste — qui sont supposés accoucher de prévisions chiffrées sur les taux de croissance, de chômage, d’inflation, de change etc. Évidemment, ces prévisions sont régulièrement démenties par les faits. Mais cela ne réduit en rien leurs prétentions. L’État est particulièrement friand de cette marchandise douteuse (gouverner c’est prévoir, dit-on), et nombre d’économistes en vivent.

George Stigler, prix Nobel d’économie, a observé que durant les années 1980, moins le gouvernement des États-Unis payait les « laboratoires » d’économie, et moins ces « laboratoires » recommandaient une intervention active de la puissance publique, la baisse des fonds publics poussant les chercheurs à s’appuyer sur des fonds privés, qui, eux, militent pour un retrait étatique. Si l’on inverse cette corrélation, on dira que plus l’État paye, et plus il y aura d’études économiques favorables à un renforcement de son action ! C’est sans doute ce qui se passe aujourd’hui, avec comme prétexte le « verdissement » de l’économie.

Cette prétention des économistes à prévoir prend sa source dans un stade (aujourd’hui lui-même dépassé) des sciences “physiques”. Si je chauffe un morceau de métal de tant de degrés, il va se dilater de tant de centimètres. Si je connais l’intensité de la chaleur et la nature du métal exposé, alors je peux prévoir sa dilatation avec une très grande précision. C’est une relation entre deux faits, et cette relation est elle-même un fait.

Cependant, l’objet de la science économique, il faut sans cesse le rappeler, c’est l’action humaine, pour reprendre le titre de l’ouvrage fondamental de Ludwig von Mises. Toute action humaine repose sur un choix.   L’aptitude à faire des choix est un trait essentiel de la nature humaine. L’homme choisit, il ne peut pas ne pas choisir. Ne pas choisir c’est encore choisir de ne pas choisir ! La rationalité n’a rien à y voir. Même les terroristes et autres fous de Dieu, dont un professeur français vient de subir les coups mortels, font des choix.  

Par sa nature, le choix humain n’est ni déterminé ni déterminable. Il est donc impossible d’expliquer un choix par un choix antérieur ou postérieur.  La nature même du choix compromet toute tentative de relier un choix quel qu’il soit à un événement quel qu’il soit. Le choix que nous faisons est toujours dans une relation essentiellement contingente ou accidentelle avec d’autres choix ou d’autres faits.

Sans doute existe-t-il des frontières de possibilités, sans lesquelles aucune action ne serait possible. Comment pourrais-je agir si je n’avais aucune idée des conséquences possibles ou probables de mes choix ? Mais la marge laissée à la décision n’est jamais nulle.

Ce monde, certes, n’est pas très gai par les temps qui courent, mais il serait pire s’il était ou totalement prévisible — ce serait un enfer — ou totalement imprévisible : je n’oserais pas sortir de chez moi, même avec un masque…

Dans Les Nourritures terrestres, André Gide décrit somptueusement que n’importe quel choix est en même temps un renoncement. « Choisir, c’était renoncer pour toujours, pour jamais, à tout le reste…» Les économistes utilisent un terme pour exprimer ce dilemme : c’est le coût d’opportunité. Ce coût est la valeur de la chose à laquelle je dois renoncer quand je fais un choix. Je me promène dans un parc. C’est la part visible du choix que je viens de faire. Mais il y a les actions auxquelles j’ai renoncé par ce choix, et qui sont invisibles : rester chez moi à lire, aller au cinéma, au café, rendre visite à une amie… Ces actions n’ont pas d’existence réelle pour la simple raison qu’elles ne sont pas réalisées. Elles ne sont pas observables. Elles n’en sont pas moins des faits, ou, mieux dit, des contre-faits.

La science économique met en relation des faits et des contre-faits, et cette relation peut être découverte par des raisonnements qui sont à la portée d’un élève du Secondaire.

Prenons l’exemple, très actuel, de l’augmentation pharamineuse de la masse monétaire dont les présidents de banque centrale attendaient une hausse des prix des biens et services, laquelle ne s’est pas produite.

La nouvelle monnaie émise fait que ceux qui profitent de cette manne ont, en effet, davantage de monnaie entre leurs mains ; la valeur marginale de la monnaie décroit à leurs yeux. Ils vont donc dépenser davantage qu’ils ne l’auraient fait si la masse monétaire n’avait pas augmenté, et les prix seront donc plus élevés qu’ils ne l’auraient été si la masse monétaire était restée stable. Dans la réalité, il n’est pas impossible que, l’environnement ayant changé, les prix soient restés constants, ou même qu’ils aient baissé. Cela ne change rien à la validité de la loi. Si les prix ont baissé, du fait par exemple du progrès technique ou de l’importation de marchandises made in China ou de l’augmentation de l’épargne de précautionils auraient davantage baissé en l’absence d’une augmentation préalable de la masse monétaire. La loi « contre-factuelle » que j’ai établie ne peut pas être démentie. Universelle, elle mérite vraiment le nom de « loi » au sens scientifique du terme.

Il en résulte que celui qui connaît les lois contre-factuelles de la science économique est dans une meilleure position que celui qui ne les connaît pas, et meilleure encore par rapport à celui qui ne sait pas qu’il ne sait pas. Si ces lois avaient été respectées ces dernières années, on ne serait pas dans la situation désastreuse d’aujourd’hui, où l’économie mondiale, noyée depuis des années dans des océans de fausse monnaie, a fait de mauvais investissements dont nous payons le prix face à la crise sanitaire.

Dans ce sens, et dans ce sens seulement, le savoir des économistes est une véritable science dont ils peuvent tirer utilité et fierté.

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