
Cameroun : la fracture anglophone, ou la mémoire refoulée d’un État bicéphale
Au sein d’un pays longtemps présenté comme un modèle de stabilité en Afrique centrale, une crise anglophone s’intensifie dans une indifférence quasi générale. Depuis 2017, les régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest sont en proie à un conflit armé opposant des groupes séparatistes à l’État central camerounais. Cette tragédie méconnue met en lumière les tensions entre centralisme postcolonial, aspirations fédéralistes et mémoire coloniale refoulée.
Une réunification jamais aboutie : la genèse du conflit
Le Cameroun dans sa forme actuelle est né d’un héritage colonial particulier. Ancien protectorat allemand, il fut partagé après le traité de Versailles entre la France et la Grande-Bretagne. À l’Est, le Cameroun français devient indépendant en 1960, tandis qu’à l’Ouest, une bande de terre à majorité anglophone rejoint le Cameroun francophone en 1961 après un référendum sous pression.
Le fédéralisme initialement promis entre les deux systèmes juridiques, linguistiques et administratifs fut vite remplacé par une centralisation progressive, notamment sous Paul Biya, au pouvoir depuis 1982. Les régions anglophones se sont progressivement senties marginalisées économiquement et négligées culturellement, alimentant un sentiment de discrimination.
2016 : le soulèvement des robes noires
Le point de rupture survient en 2016 lorsque des avocats et enseignants anglophones protestent contre l’imposition du droit civil francophone et le remplacement des professeurs locaux. Initialement corporatistes, leurs revendications se heurtent à une répression brutale : arrestations, blackouts numériques, violences policières.
L’escalade devient inévitable. En 2017, des factions séparatistes proclament un État imaginaire : l’Ambazonie. Ses “généraux”, souvent autodésignés, organisent une résistance armée dans les campagnes, face à une armée camerounaise tout aussi redoutée.
Une guerre sans front mais pas sans morts
Ce conflit anglophone, largement sous-médiatisé, a causé plus de 6 000 morts et entraîné près d’un million de déplacés internes. Les attaques, enlèvements et exactions de part et d’autre rythment la vie quotidienne. Les écoles sont fermées, l’économie locale est à l’arrêt et les séparatistes imposent des lockdowns, paralysant la vie sociale.
Les jeunes générations, privées d’éducation, grandissent sous l’ombre de la guerre et du ressentiment, menaçant la cohésion nationale à long terme.
Un dialogue sans voix, un avenir incertain
En 2019, le régime organise un Grand Dialogue National, espérant une réconciliation. Mais en l’absence des leaders séparatistes, ce processus reste une façade politique, incapable de remettre en question la structure centralisée du pays.
L’idée d’un retour au fédéralisme, jadis défendue par des figures modérées, est désormais discréditée, coincée entre la radicalisation des séparatistes et l’immobilisme du pouvoir. Yaoundé refuse d’admettre une crise politique, préférant qualifier le conflit de problème sécuritaire et ses adversaires de terroristes.
La mémoire empêchée et le refus de reconnaître la diversité nationale
Ce conflit séparatiste dépasse une simple querelle territoriale. Il reflète une mémoire blessée, une diversité linguistique et culturelle refoulée au nom d’un centralisme hérité du modèle jacobin français.
Le Cameroun se trouve à un carrefour historique : reconnaître sa double identité francophone et anglophone, ou prolonger un modèle d’assimilation imposé. Cette interrogation dépasse son cas spécifique et concerne la gouvernance en Afrique, souvent marquée par des modèles hérités de la colonisation.
Et après ? Le silence ou la recomposition
Pour l’instant, le silence règne. Le conflit anglophone est ignoré par les puissances étrangères, trop préoccupées par d’autres crises géopolitiques plus stratégiques. L’Union africaine reste passive, tandis que les Occidentaux hésitent à intervenir pour ne pas froisser un allié régional.
L’histoire montre que les crises oubliées sont souvent les plus durables. Et que les fractures mémorielles, lorsqu’elles ne sont pas reconnues, finissent toujours par ressurgir.