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Le bien et le mal, liberté et responsabilité

kahn

J’étais samedi 10 décembre avec Cynthia Fleury à la tribune d’une salle de la Sorbonne où se déroulait un colloque en hommage au philosophe Lucien sève. Cet ancien élève de l’école Normale Supérieure (Ulm) aujourd’hui âgé de 90 ans  a été un disciple de Louis Althusser ; marxiste comme lui, il a siégé  pendant douze ans au Comité consultatif national d’éthique (CCNE).  C’est là que nous avons longuement échangé, collaboré, sympathisé. La marque de Lucien Sève au CCNE a été et demeure considérable ; il a en particulier coordonné, en réalité largement écrit, l’un des rapports les plus importants du CCNE sur « La personne humaine ». Un tel sujet représentait pour lui un véritable défi : en effet, Karl Marx, puis Louis Althusser ont manifesté sans aucune ambiguïté leur vive hostilité au concept «d’humanisme bourgeois » et à celui des « droits de l’homme ». La conception marxiste de l’homme n’est pas dissociable de celle de ses rapports avec la société, ce dont rend compte la citation « L’homme n’est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L’homme c’est le monde de l’homme, l’État, la société » (Contribution à la critique de la philosophie du droit, 1843). Il s’ensuit une critique virulente de la notion de « droits de l’homme » issue de la Révolution française : « Avant tout, nous constatons que les droits dits de l’homme, les droits de l’homme par opposition aux droits du citoyen, ne sont rien d’autre que les droits du membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la collectivité. » (La question juive, 1844). La liberté dont parlent les constituants de 1793 serait avant tout, pour Marx, celle des propriétaires. Quant à Louis Althusser, il a longuement réfuté dans la seconde moitié de sa vie et de son œuvre l’idée selon laquelle le marxisme serait un humanisme. C’est dire si la tâche théorique de Lucien Sève fut ardue lorsqu’il se lança dans une refondation marxiste de l’humanisme et proposa une nouvelle lecture de l’œuvre de Marx, parfois en opposition avec celle d’Althusser. (Pour une critique de la raison bioéthique, 1994).

C’est dans ce contexte que nous abordâmes, Cynthia Fleury et moi, la question de la morale et de l’éthique, celle aussi de savoir si « une éthique reposant sur des bases universelle est possible », titre approximatif d’un billet déjà publié et que le lecteur pourra retrouver en cliquant sur le lien coloré ci-avant. Cynthia évoqua Hannah Arendt et la notion de la banalité du mal (Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, 1991), elle insista sur l’essentielle « non remplaçabilité » de la personne conçue comme un être moral. Eichmann avait appuyé sa défense, comme avant lui la plupart des accusés jugés par le tribunal de Nuremberg, sur l’argument de l’obéissance à des ordres supérieurs, sur le fait que même s’il ne les avait pas exécutés, d’autres l’auraient fait et néanmoins commis les massacres. C’est là une position qui remet en question la notion même de personne à laquelle elle substitue l’entité d’un groupe dont tous les membres seraient totalement interchangeables  et dépourvus de toute personnalité individuelle susceptible de conduire à des actions différentes en fonction de leurs jugements propres.

Pour ma part, je rappelai l’hypothèse fondatrice de ma pensée morale, celle de la « réciprocité ». Chaque être ne peut accéder à la plénitude de ses capacités psychiques que lorsqu’il est baigné dans le flot humanisant des échanges au sein d’une société humaine, au moins qu’il est engagé dans la relation intersubjective avec une autre personne. L’humanité est obligatoirement plurielle, l’exemple des retards mentaux irréversibles qui affectent des enfants sauvages privés depuis leur prime enfance de relations avec des semblables en témoigne. Tel est le point de départ de mon plus récent ouvrage, « Être humain, pleinement » (2016). Il s’ensuit que des êtres qui s’humanisent l’un l’autre ont nécessairement la possibilité de  sentir l’évidente réciprocité qui les relie aux autres, de leur reconnaitre les droits et attributs que, grâce à eux, ils  s’attribuent à  eux-mêmes. Je me sens autonome et imagine être libre, je dois admettre que l’autre ait le même sentiment. Je suis en difficulté, j’aimerais que l’autre m’aidât, je luis dois la pareille. Je détesterais que l’autre me fît du mal et me doit d’éviter de lui en faire. Enfin, notre réciprocité implique le principe de justice. C’est dire qu’il est aisé de faire dériver de la réciprocité les principes éthiques classiques, celui d’autonomie, de bienveillance, de non-malfaisance et de justice.

L’aspiration à la liberté induit la conscience de la responsabilité. Chaque fois que j’agis, je ressens que, autonome,  j’aurais pu agir différemment. Mon action, par conséquent, me définit mieux encore que ma pensée, je suis ce que je fais puisque j’aurais pu ne pas le faire. Je ne puis prétendre être un type bien, voire même un « saint homme », et me comporter comme un salaud car, dans ce cas, je serais un salaud.  Or, la conscience de sa responsabilité est en définitive ce qui sépare de la manière la plus marquée les animaux humains et non humains : seuls les premiers peuvent se sentir responsables des autres et des bêtes et en déduire des devoirs et des actes alors que les bêtes ne sont, elles, responsables ni d’elles-mêmes ni de nous.  L’humain est responsable et la responsabilité contribue à instituer l’être dans son humanité. Cette réflexion rejoint et complète celles d’Hannah Arendt et de Cynthia Fleury sur l’irremplaçabilité au moins partielle des personnes sinon fondamentalement irresponsables, et par conséquent non pleinement humaines. Si, en effet, je tente de m’exonérer de ma responsabilité dans une action répréhensible au titre que, sinon par moi, elle aurait de toute façon été commise par d’autres, je refuse d’une part de m’identifier à mes actions et le refuse aussi à tout autre, je délégitime par anticipation tout acte individuel de révolte contre le mal.

Une autre  question que j’ai cherchée à aborder est justement celle du mal et de sa banalité : est-il vraiment, comme on l’entend si souvent, une énigme en regard de notre humanité ? Je ne le crois pas, je le vois en fait en tant que condition du bien et que prix à payer de la liberté. En référence au principe de réciprocité, le bien englobe selon ma vision tout ce qui prend en compte la valeur de l’autre à la mienne pareille, ce qui contribue à son épanouissement et respecte son autonomie. Le mal recouvre, de façon symétrique, l’ensemble des menaces et des atteintes à autrui, à sa sécurité, son bien-être, sa dignité, sa liberté. Imaginons l’Homme programmé pour utiliser les pouvoirs qu’il conquiert  au seul bénéfice de ses semblables, jamais à leur détriment. Une telle attitude ne pourrait plus être vue comme bonne puisqu’elle ne serait que la manifestation de la nature humaine d’un être dépourvu de la liberté d’agir différemment. Libre, il me revient d’agir bien ou mal, c’est là le résultat d’un choix, plus ou moins contraint mais un choix tout de même. C’est pourquoi lorsqu’une personne commet un crime qu’elle n’avait nul moyen de ne pas commettre, dans un accès de démence ou sous l’emprise d’une drogue puissante, on la dira irresponsable ou en état de responsabilité atténuée. Elle sera soignée et non condamnée dans le premier cas, bénéficiera de circonstances atténuantes dans le second.

Enfin, de quel « mal » s’agit-il, que représente « l’inhumanité » que l’on associe parfois aux formes extrêmes du mal ? Tous les animaux, humains ou non humains, se montrent à l’occasion violents pour l’emporter dans la quête de nourriture, de l’accouplement, pour défendre le territoire ou se défendre eux-mêmes lorsqu’ils sont défiés et agressés. Cette violence ne sera pas assimilée au mal chez les bêtes puisque telle est leur nature ou, le cas échéant, leur conditionnement. En revanche, nos semblables soumis eux aussi à ce type de pulsions ont la capacité de les réprimer, les répriment en général. Sinon, ils commettent un délit ou un crime.

Il existe aussi des ressorts qui nous sont propres à la violence et au mal. Chacun, nous l’avons dit, dépend de l’autre pour être lui, les yeux de l’autre sont le miroir dans lequel il nous faut nous mirer, ses pensées en modulent le reflet. Aussi, l’indifférence d’autrui, son mépris sont insupportables à ceux auxquels ils s’adressent, ils peuvent induire la haine et la violence. Chez l’Homme, le mépris est criminel et criminogène. Par ailleurs, aucun animal autre qu’Homo sapiens n’est aussi attentif que lui à deviner les pensées de ses semblables et à les juger, ce que l’on désigne sous le vocable de  « théorie de l’esprit ». De ce fait, souvent fanatisés par un leader, un dictateur, un chef religieux ou un gourou, nous portons des jugements non seulement sur ce que sont et font les autres mais aussi sur ce qu’ils pensent. Et souvent dans l’histoire, aujourd’hui encore, on les massacre pour cette raison. Enfin, le pervers tortionnaire et « inhumain » éprouvera de la jouissance à la terreur de sa victime, preuve du pouvoir qu’il exerce sur elle. Bien entendu, aucune bête ne peut se comporter ainsi, souffrir du mépris qu’on lui porte, agresser sa proie pour ce qu’elle pense, jouir de sa détresse et de sa souffrance, seul nous le pouvons. C’est pourquoi j’ai pu affirmer que rien n’était hélas plus spécifiquement humain que « l’inhumanité ».

Je sais que Lucien Sève est parvenu, lui aussi, à la notion d’un fondement universel à la pensée morale qui ne repose pas sur l’hypothèse d’une transcendance mais découle de la double nature de l’Homme, être social, certes, mais aussi être biologique qui module les sociétés qui le construisent. Le débat de ce samedi 10-12 revêtait de la sorte un peu le caractère d’une  présentation  respectueuse et amicale au philosophe des résultats de la quête en ce sens de deux explorateurs de ce chemin là, un peu plus jeune dans mon cas, beaucoup plus jeune en ce qui concerne Cynthia Fleury. Un témoignage émouvant, je crois.

Axel Kahn, lundi douze décembre 2016

Comments

  • Anonyme
    juillet 29, 2021

    5

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