
France-Afrique : L’Heure des Recompositions Stratégiques ou la Fin d’un Cycle Néocolonial ?Par Deve MABOUNGOU
Le 7 janvier 2025, Emmanuel Macron dénonçait l’« ingratitude » de certains dirigeants africains, cristallisant une fois de plus les tensions d’une relation centenaire en pleine recomposition. Entre retraits militaires en cascade, multipolarisation des partenariats et aspirations démocratiques d’une jeunesse africaine connectée, la Françafrique agonise. Mais sommes-nous face à une véritable rupture historique ou à une simple reconfiguration cosmétique d’un ordre néocolonial ? L’analyse d’un moment charnière qui engage l’avenir des deux rives de la Méditerranée.
Une relation hypothéquée par l’histoire
Plus de soixante ans après les « indépendances formelles » de 1960, la France peine à tourner la page coloniale. La loi Taubira de 2001 a certes reconnu la colonisation comme crime contre l’humanité, mais cette reconnaissance demeure largement symbolique. Aucune excuse solennelle de l’État français n’a été formulée, aucun processus de réparation engagé.
Cette absence de « pardon » national entretient un abcès de fixation mémoriel. Le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar en 2007, affirmant que « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire » et plus récemment les propos d’Emmanuel Macron sur l’« ingratitude » illustrent la persistance d’une vision paternaliste que les peuples africains rejettent massivement.
Derrière ces mots se cache une réalité plus structurelle : le système de la Françafrique. Mis en place par Jacques Foccart dès les années 1960, ce réseau opaque d’intérêts politiques, économiques et militaires a maintenu l’ancien colonisateur au cœur des affaires africaines. Jean Ziegler dans Main basse sur l’Afrique (1978), Xavier Harel dans Afrique, pillage à huis clos (2006) et Antoine Glaser dans Arrogant comme un Français en Afrique (2011) ont documenté la continuation du pillage des ressources africaines : contrôle des industries extractives, manipulation des cours des matières premières, Franc CFA limitant la souveraineté monétaire de quatorze pays africains.
Les forces du changement en marche
Quatre dynamiques convergentes redessinent aujourd’hui la carte géopolitique africaine.
Le reflux militaire français constitue le signal le plus visible. Chassée du Mali (2022), du Burkina Faso et du Niger (2023), puis contrainte de négocier son départ du Tchad et du Sénégal (2024-2025), la France a vu s’effondrer en trois ans son dispositif sahélien. En juillet 2025, la restitution des deux dernières bases françaises au Sénégal a marqué la fin symbolique de 65 ans de présence militaire continue. Le Premier ministre sénégalais Ousmane Sonko a dénoncé le « rôle déstabilisateur » de la France, des tirailleurs sénégalais à la Libye.
Ces retraits expriment un rejet populaire massif. Selon les données d’Afrobarometer (janvier 2025), si 64 % des jeunes Africains préfèrent la démocratie à tout autre système, 60 % sont insatisfaits de son fonctionnement et 56 % acceptent les coups d’État militaires « lorsque les dirigeants élus abusent du pouvoir ». La présence militaire française est de plus en plus perçue comme une atteinte à la souveraineté nationale.
La multipolarisation offre aux États africains de nouvelles marges de manœuvre. La Chine est devenue le premier partenaire commercial du continent avec 295 milliards de dollars d’échanges en 2024. Plus de 50 pays africains ont adhéré à l’Initiative Belt and Road. La Russie, via des sociétés militaires privées (Wagner devenu Africa Corps), s’implante en Centrafrique, au Mali, au Burkina Faso et au Niger. La Turquie, l’Inde, les pays du Golfe multiplient les investissements. Cette diversification des partenariats, si elle comporte des risques (endettement, nouvelles dépendances), témoigne d’une volonté africaine de sortir du tête-à-tête exclusif avec l’ancienne puissance coloniale.
La jeunesse africaine, dont plus de 60 % de la population a moins de 25 ans, constitue le véritable moteur du changement. Connectée, éduquée, entrepreneuriale, elle refuse le statu quo. Les données d’Afrobarometer sont éloquentes : 64 % des jeunes préfèrent la démocratie, 80 % rejettent la dictature, mais 40 % estiment que « la plupart » ou « tous » les responsables politiques sont corrompus. Cette génération ne veut plus de leçons de démocratie dispensées par d’anciens colonisateurs. Elle attend des actes : facilitation des visas, reconnaissance des diplômes, opportunités économiques, co-construction des projets de développement.
Les diasporas africaines représentent enfin un potentiel considérable. Elles transfèrent chaque année près de 100 milliards de dollars vers l’Afrique, soit davantage que l’aide publique au développement. Un mouvement de « brain gain » (retour des cerveaux) s’amorce : 40 % de la diaspora africaine en France se déclarait prête à rentrer immédiatement en 2020, 71 % d’ici dix ans. En 2024, cette tendance s’accélère, portée par une croissance africaine de 4 % et des opportunités dans le numérique, l’agriculture et l’éducation. Dans le contexte actuel de redéfinition et de remise en question de la diplomatie, la France doit accorder une attention particulière au phénomène de la fuite des talents issus de la diaspora, celui-ci étant susceptible d’accroître sa crédibilité auprès des décideurs africains.
Trois scénarios pour demain
Face à ces mutations, trois voies s’ouvrent.
Le statu quo aménagé, Françafrique 2.0 avec des outils plus discrets, est voué à l’échec. Les annonces répétées de « rupture » depuis 2008 n’ont produit aucun changement structurel. Les peuples africains ne veulent plus de tutelle, fût-elle bienveillante. La rupture brutale, à savoir un retrait total français d’Afrique, serait catastrophique. Pour la France, qui perdrait son statut de puissance globale et son siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU (largement assis sur l’appui des voix africaines). Pour l’Afrique, livrée sans transition à d’autres puissances peut-être encore moins regardantes sur les droits humains.
Le partenariat renouvelé suppose une refondation totale sur cinq piliers :
Environnemental : Coopération renforcée sur l’adaptation climatique, transition énergétique africaine, gestion durable des ressources naturelles.
Mémoriel : Excuses officielles solennelles, révision de l’enseignement de l’histoire coloniale, restitution des biens culturels spoliés, criminalisation du négationnisme colonial.
Économique : Réforme voire suppression progressive du Franc CFA, rééquilibrage des échanges commerciaux favorisant la transformation locale, lutte contre l’évasion fiscale, transparence dans les industries extractives.
Politique : Abandon des bases militaires permanentes au profit de coopérations ponctuelles transparentes, fin du soutien aux régimes autoritaires au nom de la « stabilité », association de l’Union africaine aux décisions stratégiques.
Culturel : Facilitation des mobilités étudiantes et entrepreneuriales, reconnaissance des diplômes africains, soutien aux programmes de brain gain.
Environnemental : Coopération renforcée sur l’adaptation climatique, transition énergétique africaine, gestion durable des ressources naturelles.
Le choix de la lucidité
La France se trouve à un carrefour. Elle doit choisir entre s’accrocher nostalgiquement à une influence déclinante ou accepter courageusement une refondation complète de ses relations avec l’Afrique. La repentance n’est pas une humiliation : c’est un acte de courage politique qui honorerait la France en la plaçant du côté des victimes plutôt que des bourreaux de l’Histoire.
Pour l’Afrique, le défi est tout aussi immense : se libérer psychologiquement et structurellement des tutelles extérieures, renforcer les institutions démocratiques, lutter contre la corruption. La Renaissance africaine ne sera pas un cadeau de l’Europe : elle sera une conquête des Africains eux-mêmes.
Les événements de 2025, le discours d’Emmanuel Macron sur l’« ingratitude », les retraits militaires successifs, le sommet Ambition Africa (octobre 2025 à Paris) et le sommet Afrique-France prévu début 2026 à Nairobi , montrent que nous sommes à un moment charnière.
Le temps de la Françafrique est révolu. Celui de la France-Afrique à l’ancienne aussi. L’avenir appartient à une relation Afrique-France renouvelée, équilibrée, transparente et mutuellement bénéfique. Encore faut-il que les deux parties aient le courage politique de franchir le pas.
Le choix est clair : soit la recomposition stratégique, soit l’impasse néocoloniale. Il n’y a plus de place pour les demi-mesures.

Expert en intelligence économique, il occupe un poste d’enseignant-chercheur à l’Institut Thales Afrique de Dakar, au sein du département de sciences politiques et relations internationales. Il assure également la présidence du cabinet de conseil stratégique et d’intelligence économique Noeîn & Cie. Précédemment, il a exercé les fonctions de directeur de cabinet à la Maison de l’Afrique, plateforme dédiée aux relations économiques intercontinentales, et il est membre de l’Institut Africain de la Réflexion Stratégique.