Pour comprendre la situation économique et politique de la France, on peut incriminer les Gouvernements récents, toutefois les causes sont plus anciennes et plus profondes : elles tiennent à l’incapacité de ceux qui ont été mandatés par les français pour se projeter dans l’avenir et ainsi s’adapter aux mutations du pays, comme à celles du monde. N’écoutant pas les sirènes de très nombreux pompiers, ils ont été incapables d’adapter l’appareil d’Etat.
Depuis des décennies déjà, la démographie française évolue, impliquant une nécessaire adaptation de la protection sociale qui, pour le moins, tarde à venir. A cet évident bouleversement démographique, que l’on pouvait prévoir dès la fin du baby-boom (1975), se sont ajoutées des mutations mondiales de plusieurs natures : le changement climatique, l’Intelligence artificielle, l’Asie devenue l’usine du monde, Vladimir Poutine, Donald Trump, l’Afrique qui se libère des restes de ses liens coloniaux, les cassures internes de l’Union européenne et la naissance des archipels français… Les cartes de la France, de l’Europe et du Monde, se sont rebattues, mais la classe politique française continue de prétendre que le jeu demeure inchangé et qu’il suffirait de faire quelques ajustements à la marge comme, par exemple, de passer la franchise sur une boite de médicaments de 2 à 4 euros, pour équilibrer les comptes de l’assurance maladie.
Si le Monde bouge, la France tente plus que jamais de se protéger – principe de précaution oblige – et se rigidifie encore. En outre, depuis 18 mois, l’incertitude est telle que l’appareil administratif ne répond plus aux injonctions gouvernementales, pas plus d’ailleurs que les politiques ne prennent en compte les suggestions de leur administration ne pensant qu’à survivre et à communiquer. Ainsi, au Ministère de l’environnement, pendant un an, de l’ordre d’un millier de propositions de simplification administratives sont remontées des services, sans trouver, sauf récemment, de relais politiques. Certes, toujours républicains, les fonctionnaires ne désobéissent pas, mais ils attendent le prochain ministre s’ils estiment que les décisions de celui qui occupe provisoirement le poste sont contestables, voire demandent trop d’efforts pour être mises en œuvre. Malheureusement, le problème n’est pas seulement conjoncturel ; l’Etat qui fut depuis des siècles l’atout majeur de la France, sa colonne vertébrale, se décompose.
Pour gérer un pays il faut avoir une vision, un projet, tout en ayant suffisamment d’agilité, de souplesse pour modifier la route sans perdre le cap. Cela suppose que les exécutants reconnaissent la légitimité de ceux qui les gouvernent et que les gouvernants aient dans leur équipe des talents capables de mettre en œuvre leur politique. Adapter un pays, une administration, un système productif nécessite de se placer dans le temps long et donc présuppose un consensus sur les enjeux majeurs, ceux du pays en l’occurrence. Il faut dix ans pour former un médecin. Quant aux calendriers des réformes, comme à ceux des investissements, rappelons qu’il a fallu dix-huit années pour commencer à mettre en place la tarification à l’activité (T2A) des établissements hospitaliers publics et privés. Quant à l’informatique médicale, en 2004, le dossier médical électronique fut d’abord qualifié de « personnel », il est devenu « partagé » en 2016 sans changer d’acronyme (DMP), il a changé de nom en 2022 pour s’appeler « Mon espace santé » mais il est encore loin d’être exhaustif : vingt ans plus tard, moins de la moitié des médecins libéraux y déposent des documents. Comme les informations sont incomplètes, les professionnels de santé ne peuvent pas s’y fier. On peut aussi rappeler le temps nécessaire pour réformer l’école : plus d’une décennie si la politique est claire et stable, or elle n’est ni l’une, ni l’autre, si l’on en juge par la place fluctuante données aux mathématiques en fin d’études secondaires par plusieurs ministres récents ! La dernière enquête PISA laisse pourtant peu de doute sur l’immensité du chantier de reconstruction de l’école.
Dans le domaine militaire, le temps est plus long encore. Le premier vol du prototype démonstrateur du Rafale A, remarquable avion de combat, eut lieu il y a trente-neuf ans. La France envisage de construire un deuxième porte-avions nucléaire depuis … 1980. Dans le secteur agricole, il faut entre 10 et 20 ans pour créer une nouvelle variété de plante cultivée avec les techniques traditionnelles de sélection. Si cinq années peuvent suffire pour construire un nouvel hôpital, il en aura fallu trente pour l’hôpital Georges Pompidou à Paris. L’EPR de Flamanville devait être mis en service en cinq ans, il en a fallu 17 … Il y a bien entendu l’exception de Notre-Dame de Paris qui a été rénovée en cinq ans mais, pour ce projet, il y avait un objectif, un responsable et des moyens ; ils ne furent pas seulement financiers car l’équipe pouvait ne pas appliquer les règlements paralysants des marchés publics et de l’urbanisme.
Dans le seul domaine où la France s’est véritablement voulue prospective, celui des énergies renouvelables, l’échec est aussi patent que couteux. La facture énergétique des Français explose, les faillites se succèdent en Europe chez les fabricants de batteries, d’éoliennes et de panneaux solaires ; quant à l’hydrogène dont nous avons parlé à plusieurs reprises dans ces colonnes, l’échec annoncé est au rendez-vous. A l’évidence la chimie l’a emporté sur les croyances des écologistes politiques : il est toujours aussi difficile de séparer les molécules d’hydrogène de celles de l’oxygène ou du carbone.
Donc, s’il y eut des tentatives de prospective comme le domaine de l’énergie l’illustre avec les PPE (Programmation Pluriannuelle de l’Energie), c’est encore un échec. On découvre non seulement que la croissance verte n’a pas tenu ses promesses mais surtout qu’elle prévoyait une forte augmentation de la consommation d’électricité alors que celle-ci baisse. Il a fallu que l’Académie des Sciences, et non pas le Ministère de l’environnement, tire la sonnette d’alarme. RTE (Réseau de transport de l’électricité) revoit enfin ses prévisions à la baisse, mais prévoit toujours, même dans son hypothèse basse, des investissements dans les énergies renouvelables dont pourtant on n’aura aucun besoin à terme de 10 ans. Tout cela est extrêmement coûteux et explique la situation économique de la France.
En 2010, on annonçait que la croissance verte créerait en France 700 000 emplois à l’horizon 2020 et, bien entendu limiterait le rejet de gaz à effet de serre. Mondialement les rejets de gaz à effet de serre n’ont jamais été aussi élevés que l’année passée et si une diminution se constate en France, cette baisse est pour l’essentiel liée à la désindustrialisation du pays si bien que notre solde négatif disparait si l’on tient compte des « rejets carbones » des biens importés en France. En revanche, alors que c’était un atout majeur du pays, le coût de production de l’électricité, sans compter les taxes qui s’y greffent, s’est accru de cinquante pour cent en trente ans du fait des énergies renouvelables dont la France n’a pas besoin : sa production est excédentaire et elle vend mal ses surplus.
Moins tangible, mais tout aussi inquiétant est l’évolution de la balance des paiements agricoles : encore excédentaire en 2022 (+10,3 milliards d’euros), elle affichait en septembre de cette année un déficit de 353 millions ; une première depuis que l’on tient ces statistiques. Je ne ferai qu’évoquer enfin les transformations du commerce et de la distribution grande et petite qui s’illustre notamment par la fermeture des magasins en centre-ville, à l’exception des boutiques d’optique qui ne tiennent encore que grâce aux aberrantes conditions de financement des mutuelles et de l’assurance maladie.
Cette anémie de l’Etat se manifeste par « la nullité de sa classe politique en économie » pour citer ici Philippe Aghion, mais sans porter de jugement aussi catégorique sur la faiblesse croissante des hauts fonctionnaires, il y a de sérieuses raisons de s’inquiéter.
Si j’ai consacré vingt ans de ma vie professionnelle à l’université de la deuxième chance qu’est le Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), c’est que j’estime que l’accès à l’enseignement supérieur des personnes limitées dans leur premier parcours scolaire pour des raisons individuelles ou sociales est essentiel. Toutefois cela ne veut pas dire qu’il faut deux poids et deux mesures pour sélectionner l’excellence et donc entrer dans les classes préparatoires ou dans les grandes écoles. De même, la transformation de l’ENA en INSP (Institut national du service public) a de lourdes conséquences, notamment pour le recrutement des cadres supérieurs comme ceux, pour se limiter à cet exemple, du ministère des affaires étrangères. Visitant le 10 Downing Street au début de ce siècle, je me souviens des propos élogieux du conseiller diplomatique de Tony Blair quand il m’évoqua les qualités de ses excellents (et coriaces) collègues du Quai d’Orsay. La confusion entre la nécessaire promotion des enfants des classes défavorisées et la promotion d’une élite est fatale !
La deuxième raison est financière. Quelques chiffres suffiront à illustrer l’importance du problème. En fin de carrière, un fonctionnaire qui a « réussi », se trouvera classé dans la catégorie hors-échelle-lettre D. Il gagnera 69 600 € brut par an. Un diplômé de l’INSEAD à sa sortie de l’école, le plus souvent avant 30 ans – gagnera en moyenne 110 000 € brut et, s’il sort d’Harvard ou des 10 plus grandes business schools américaines, 175 000 $ en moyenne. En revanche, à sa sortie de l’INSP, un fonctionnaire français aura un salaire annuel de 40 000 € bruts pour un corps administratif et 50 000 € pour un corps d’ingénieur. Cela se traduit, notamment à Paris, par une impossibilité de loger intramuros une famille de deux enfants, sauf fortune personnelle.
La troisième est éthique. Au nom de potentiels conflits d’intérêts, conflits potentiels donc et pas malversations avérées, les fonctionnaires de l’Etat ne peuvent plus quitter l’administration pour entrer dans leur secteur d’expertise. Ils se sont donc piégés et évitent d’y entrer. Les liens entre le public et le privé, qui furent il est vrai souvent incestueux, firent aussi la richesse de la France, ils se brisent pour le meilleur et le pire.
La quatrième est idéologique. Avoir pour passion dominante la précaution quand on a vingt ans n’est pas là plus mobilisant des ambitions, à moins d’être un militant écologique et ainsi vouloir redresser les torts de ceux qui produisent. Ceux qui aiment l’aventure, plus que la précaution, excluent toute carrière dans l’Administration et ainsi laissent la place aux nouveaux missionnaires, aux hussards verts de la République, d’autant plus confortés dans leur idéologie qu’ils reçoivent chaque jour les soutiens des médias publics et de la presse qualifiée « de Gauche ». Mais, comme ils ne peuvent contraindre la créativité mondiale, ils empêchent de fait qu’elle se développe en France en faisant pleuvoir des règles paralysantes.
Nos plus talentueux enfants vont donc voire ailleurs. Un professeur de médecine, chef d’un service de réputation mondiale, remarquait que la relève de l’excellence, c’est-à-dire les jeunes chefs de clinique, n’étaient plus que des grands bourgeois qui n’avaient pas de soucis financiers ou des personnes au caractère particulier qui savaient qu’ils ne pourraient pas travailler dans le privé. Malheureusement, la troisième catégorie, la plus fréquente autrefois, celle de la promotion par l’excellence, par la réussite sociale symbolique et financière, part dans le privé ou à l’étranger.
« Ce qui tombe sous le sens rebondit ailleurs », disait Jacques Prévert. Qui prendra l’Etat au rebond ?
Jean de Kervasdoué
Le 10 décembre 2025






