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Taïwan, laboratoire de la guerre cognitive chinoise

À mesure que s’aiguise la rivalité entre Pékin et Taipei, l’île se trouve engagée dans une lutte silencieuse dont l’ampleur ne cesse de croître. Face à la montée exponentielle de l’espionnage chinois, Taïwan mène un combat de l’ombre contre des réseaux d’influence de plus en plus sophistiqués, des tentatives d’infiltration méthodiques et une véritable guerre cognitive orchestrée par la Chine continentale. Depuis quelques années, ce conflit discret a pris une dimension inédite : il ne se joue plus seulement dans les airs ou dans les discours officiels, mais dans les interstices de l’administration, les casernes de l’armée et les replis de la société civile.

Les chiffres parlent d’eux‑mêmes. En 2024, soixante‑quatre personnes ont été poursuivies pour espionnage au profit de Pékin, contre seize seulement en 2021. Les services de renseignement taïwanais estiment à plus de 5 000 le nombre d’agents chinois actifs sur l’île — une estimation « prudente », souligne le politologue Stéphane Corcuff, tant les données disponibles sur un sujet aussi sensible demeurent par nature incertaines. Certains témoignages évoquent même plusieurs dizaines de milliers d’agents, signe de l’ampleur du phénomène.

Pour de nombreux experts, Taïwan est devenue un « champ de bataille invisible ». L’infiltration touche désormais tous les secteurs : « On observe une augmentation du nombre de cas, mais aussi une diversification des domaines », note Stéphane Corcuff. L’armée, la sphère politique, les temples, les associations, les médias : aucun espace n’échappe à cette pression diffuse.

L’armée, cible historique et vivier privilégié

Longtemps, Pékin a concentré ses efforts sur les militaires retraités, souvent issus de familles arrivées en 1949 et sensibles à l’idée d’une réunification. Mais la stratégie chinoise s’est élargie. Désormais, les officiers en service, les sous‑officiers et même les soldats subalternes sont ciblés. L’objectif est clair : évaluer la capacité opérationnelle de l’armée taïwanaise, sonder son moral et mesurer son soutien au pouvoir en place.

Le procureur général Hsing Tai‑chao confirme cette tendance : vingt‑huit militaires actifs ont été poursuivis en 2024 pour des violations de la loi sur la sécurité nationale. Les affaires de transmission de secrets défense, de vidéos de ralliement ou de promesses de défection en cas de conflit se multiplient, parfois jusque dans les unités les plus sensibles, comme la garde présidentielle ou les services de télécommunications du ministère de la Défense.

Une infiltration qui gagne la politique et la société

Si l’armée demeure la cible privilégiée, la sphère politique n’est pas épargnée. L’inculpation récente de quatre anciens responsables liés au Parti démocrate progressiste (DPP), accusés d’avoir transmis des informations diplomatiques à la Chine, a mis en lumière la capacité de Pékin à pénétrer les cercles du pouvoir. Une candidate du Kuomintang (KMT) a, quant à elle, accepté des fonds chinois pour financer sa campagne législative, révélant la vulnérabilité du système politique taïwanais.

Cette infiltration diffuse s’étend jusqu’aux temples, dont le rôle politique est souvent sous‑estimé. Leur organisation décentralisée, leur gestion parfois opaque et leur proximité avec certains réseaux criminels en font des relais d’influence privilégiés. En octobre 2024, dix personnes — dont un président de temple — ont été inculpées pour avoir dirigé un réseau d’espionnage exploitant les milieux religieux afin de diffuser des discours pro‑Chine et de collecter des renseignements.

Les réseaux sociaux constituent un autre front de cette guerre de l’information. TikTok et d’autres plateformes servent de vecteurs à des rumeurs, des infox et des contenus favorables à Pékin, relayés par des influenceurs rémunérés ou spontanés. Le député Puma Shen met en garde contre cette offensive cognitive : « Ils essaient d’affaiblir non seulement notre défense, mais aussi tout le système démocratique. » Les médias traditionnels, parfois rachetés par des intérêts prochinois, peinent à contrebalancer cette influence, tandis que les jeunes générations demeurent particulièrement exposées.

Industries stratégiques : une cible sous haute surveillance

Dans le domaine économique, l’espionnage vise principalement les secteurs stratégiques, au premier rang desquels la défense et les semi‑conducteurs. Si les entreprises taïwanaises, notamment dans les technologies avancées, sont fortement cloisonnées — ce qui limite l’accès à des secrets de premier ordre — les tentatives d’infiltration persistent. L’inculpation, en août dernier, de trois individus accusés de vol de secrets commerciaux au sein de TSMC illustre la pression constante exercée sur les fleurons industriels de l’île.

Les méthodes de recrutement : entre tradition et modernité

Les ressorts du recrutement demeurent classiques : appât du gain, chantage, frustrations professionnelles, séduction ou manipulation idéologique. Mais Pékin a su moderniser ses approches. Aux méthodes traditionnelles — corruption de militaires retraités, exploitation de réseaux d’anciens camarades — s’ajoutent désormais des stratégies plus insidieuses : recrutement via les jeux en ligne, les réseaux sociaux, les associations religieuses ou culturelles.

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