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Afrique : l’intelligence économique, clé de souveraineté Par Deve Maboungou 

L’Afrique traverse un moment charnière paradoxal. Le continent affiche une croissance économique robuste de 4 %, dispose d’une population extraordinairement jeune avec 70 % des habitants ayant moins de 25 ans, et possède des ressources naturelles sans équivalent sur la planète. Pourtant, après plus de soixante années d’indépendances « formelles », l’Afrique demeure enchâssée dans des structures de dépendance économique et technologique directement héritées du colonialisme.

Comment expliquer cette persistance de la subordination malgré les atouts évidents ? Ce n’est ni l’absence de ressources, ni le manque de capital humain, ni l’insuffisance d’ambition politique. C’est bien plus fondamental : l’absence d’une discipline stratégique permettant de transformer l’information et la connaissance en avantage économique compétitif. C’est cette lacune structurelle que l’Afrique doit combler d’urgence.

Cette discipline existe, elle se nomme intelligence économique, et elle est actuellement monopolisée par les puissances occidentales et asiatiques. L’Afrique ne l’a pas encore véritablement adoptée comme mode de gouvernance économique. C’est à cette appropriation urgente que cette tribune est consacrée.

Qu’est-ce que l’Intelligence Économique ? Au-delà des Malentendus

L’intelligence économique (IE) souffre d’une réputation confuse en Afrique, souvent assimilée à de l’espionnage industriel ou à des pratiques déloyales. C’est une confusion grave qui bloque toute action. Clarifiions d’abord les termes.

L’IE, en France, définie depuis le rapport Martre de 1994, représente « l’ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement et de distribution, en vue de son exploitation, de l’information utile aux acteurs économiques ». Plus simplement : c’est un mode de gouvernance économique transformant l’information stratégique en facteur de compétitivité réelle.

Elle repose sur quatre piliers distincts et complémentaires :

La veille stratégique consiste à surveiller systématiquement les environnements technologiques, commerciaux et géopolitiques pour détecter les signaux faibles, anticiper les évolutions et identifier les opportunités. Pour l’Afrique actuellement, cela signifie monitorer avec attention les repositionnements géopolitiques majeurs : le retrait français accéléré depuis 2022 (Mali, Burkina Faso, Côte d’Ivoire), l’émergence de la Chine comme premier partenaire commercial avec 295 milliards de dollars d’échanges en 2024, l’implication stratégique de la Russie, de l’Inde, de la Turquie et des monarchies du Golfe. Une veille organisée permettrait aux décideurs africains de naviguer ces recompositions plutôt que de les subir passivement.

La sécurité économique protège les informations sensibles contre l’espionnage industriel, la cybercriminalité et les menaces asymétriques. Pour l’Afrique, cette dimension revêt une importance particulière : se protéger contre une nouvelle menace que l’on pourrait nommer « cyber-colonisation », cette nouvelle forme de domination où les données africaines sont stockées, traitées et contrôlées par des serveurs externes, échappant au contrôle souverain des Africains.

L’influence stratégique permet d’agir proactivement sur l’environnement économique pour défendre et promouvoir ses intérêts. Elle inclut la diplomatie économique raffinée, la participation à la définition des normes internationales, la mobilisation du soft power culturel.

L’organisation institutionnelle et la culture IE transforment cette discipline en élément transversal de gouvernance, intégré dans tous les processus décisionnels publics et privés, plutôt qu’un silo isolé.

L’IA : Le Multiplicateur d’Effet Africain

Ce qui rend l’IE particulièrement critique pour l’Afrique maintenant, c’est l’arrivée simultanée et conjointe de l’intelligence artificielle, du big data et des outils d’analyse prédictive. Ces technologies amplifient exponentiellement le potentiel de l’IE.

Pendant des décennies, l’IE s’est butté à une limite : la capacité humaine à traiter l’information. Un analyste pouvait examiner des centaines de sources, mais jamais des millions. L’IA change cette équation radicalement. Elle transforme « des masses de données brutes en renseignements stratégiques exploitables dans des délais réduits », créant un avantage compétitif décisif dans un contexte de « guerre économique globalisée ».

Pour l’Afrique, cette révolution offre une fenêtre historique unique : le leapfrogging technologique. Un petit pays africain disposant d’une IE augmentée peut maintenant rivaliser sur le plan de la culture informationnelle avec les grandes puissances. Cette possibilité était impensable il y a dix ans.

L’économie numérique africaine, actuellement évaluée à 180 milliards de dollars (5,2 % du PIB continental), pourrait générer 1 200 à 1 500 milliards de dollars de contribution au PIB africain d’ici 2030 – représentant une augmentation de 5,6 % du PIB continental. C’est un potentiel transformateur, mais seulement si l’Afrique maîtrise l’IE souveraine.

État des Lieux : Une Architecture Institutionnelle Solide Méconnue

Bien que largement ignoré des médias internationaux, l’Afrique a construit depuis une décennie une architecture institutionnelle d’IE remarquable.

Le Forum des Associations Africaines d’Intelligence Économique (FAAIE), créé en mai 2018, réunit treize associations nationales. Le Centre Africain de Veille et d’Intelligence Économique (CAVIE), établi à Yaoundé depuis 2015, forme les élites africaines et a noué des partenariats internationaux avec l’Association Internationale des Professionnels de l’Intelligence Économique (États-Unis) et l’Académie Française d’Intelligence Économique.

Plusieurs pays avancent avec détermination. Le Maroc a adopté la stratégie « Maroc Digital 2030 » positionnant l’IA comme moteur de transformation. Le Kenya a réorienté sa politique agricole vers la production d’aliments transformés pour les marchés asiatiques après analyse stratégique des demandes mondiales – générant des revenus d’exportation massifs. Le Nigeria mobilise 120 experts pour construire un cadre national d’IA intégrant gouvernement, secteur privé et académie.

Or, cette dynamique institutionnelle ne doit pas masquer des défis structurels majeurs.

Les Trois Verrous Structurels qui Entravent le Progrès

L’Afrique fait face à un triple verrou qui explique pourquoi l’IE reste théorique plutôt que transformatrice :

La fragmentation institutionnelle persistante : 54 États sans coordination harmonisée créent des silos informationnels. Comment concevoir une stratégie IE continentale quand chaque pays enregistre ses données statistiques différemment, selon des méthodologies différentes, sans harmoni­sation ? C’est comme naviguer en aveugle.

La dépendance technologique chronique : bien que l’Afrique génère des volumes massifs de données, elle reste dépendante de solutions technologiques étrangères (Amazon Web Services, Microsoft Azure, Google Cloud, services chinois) pour les traiter et les valoriser. Les données stratégiques africaines transitent par des serveurs contrôlés par d’autres puissances. C’est une subordination informationnelle.

La vulnérabilité aux dynamiques géopolitiques globales : dans un contexte de bipolarité US-Chine intensifiée et de compétition féroce pour les données, l’Afrique sans stratégie d’IE souveraine sera inexorablement phagocytée par les puissances établies.

S’ajoute à cela une pénurie critique de 68 000 experts en cybersécurité, la faiblesse du commerce intra-africain situé à seulement 12 % des échanges totaux (bien loin des 60 % en Europe), et une concentration géographique dangereuse où 86 % des investissements IA se concentrent dans seulement quatre pays (Nigéria, Kenya, Afrique du Sud, Rwanda).

Une Vision Africaine d’IE Souveraine : Cinq Principes Distinctifs

Face à ces défis, l’Afrique ne peut pas simplement importer le modèle américain, le modèle chinois ou le modèle français d’IE. Elle doit construire une approche circonstanciée à ses réalités spécifiques, reposant sur cinq principes fondamentaux :

L’enracinement territorial : reconnaître que le pouvoir économique en Afrique s’exerce aussi via les institutions traditionnelles. Les chefs africains contrôlent les terres, les ressources, la légitimité locale. Les ignorer crée des blocages économiques systémiques. La Côte d’Ivoire a compris cela en reconnaissant par loi les chefs traditionnels comme « partenaires de l’État ». C’est de l’IE territoriale intelligente.

L’autonomie technologique : développer des capacités endogènes de traitement de données et de production d’intelligence. Cela signifie investir dans des data centers souverains, des plateformes cloud africaines, des outils d’IA open source adaptés aux langues africaines.

L’intégration du formel et de l’informel : 30 à 35 % de l’économie africaine fonctionne selon des logiques informelles. Un IE qui ignorerait ces dynamiques resterait aveugle aux véritables ressorts du développement. Les banques de données d’IE doivent intégrer systématiquement les informations des réseaux informels et des structures communautaires.

La coordination continentale : au-delà des initiatives nationales fragmentées, construire des architectures d’IE continentales harmonisées. La Zone de Libre-Échange Continental Africaine (ZLECAf) avec ses 208 milliards USD d’échanges en 2024 (potentiel 350+ milliards) offre un vecteur privilégié.

La justice informationnelle : l’IE doit servir le développement inclusif et la protection des droits des petits producteurs, pas renforcer les inégalités.

Quatre Axes Stratégiques pour Construire l’IE Africaine

Une politique d’IE africaine souveraine doit s’articuler autour de quatre axes complémentaires :

Axe 1 – Veille et Anticipation Contextualisées : créer des Agences Nationales d’IE dans chaque pays, articulées au FAAIE/CAVIE renforcés. Ces agences doivent surveiller systématiquement les repositionnements géopolitiques, anticiper les disruptions technologiques, analyser les tendances commerciales mondiales pour orienter les politiques de diversification économique.

Axe 2 – Sécurité Économique Renforcée : former massivement d’experts en cybersécurité, protéger la propriété intellectuelle africaine, établir des cadres légaux harmonisés de protection des données adaptés aux contextes africains.

Axe 3 – Influence Stratégique : négocier collectivement dans les forums internationaux, participer activement à la définition des normes technologiques, mobiliser les diasporas africaines (qui transfèrent 100 milliards de dollars annuels et pour 40 % sont prêtes à rentrer).

Axe 4 – Organisation et Culture IE : intégrer l’IE dans tous les processus décisionnels, former systématiquement les élites, construire des réseaux intégrant secteur public, privé, académique et médias.

Opportunités Chiffrées et Trajectoires Réalistes

Les opportunités économiques mesurables sont massives : 1 200 à 1 500 milliards de dollars de contribution IA au PIB d’ici 2030 ; 230 millions d’emplois numériques créés ; potentiel de 350+ milliards de dollars en commerce intra-africain (versus 208 milliards actuels). L’écosystème de startups africaines lève déjà 1,2 milliard de dollars en IA-tech.

Pour transformer ces chiffres en réalité, une trajectoire réaliste en trois phases :

Phase 1 (2025-2027) : Renforcement du FAAIE et CAVIE, création d’Agences Nationales d’IE dans 20 pays majeurs, formation de 10 000 spécialistes, adoption de cadres légaux harmonisés.

Phase 2 (2027-2030) : Réduction de 30 % de la dépendance technologique via creation de data centers souverains, développement d’IA open source africaines, création de 50 000 emplois en IE-cybersécurité, harmonisation continentale via ZLECAf.

Phase 3 (2030-2050) : Positionnement de l’Afrique comme acteur majeur de la production et du contrôle de données stratégiques mondiales, développement d’une civilisation numérique africaine avec standards propres, captation locale d’au moins 40 % de la valeur créée par l’économie numérique.

L’Intelligence Économique comme Instrument de Décolonisation

Au-delà des chiffres et des stratégies gît une question plus profonde : pourquoi l’IE doit-elle devenir prioritaire pour l’Afrique ? Parce qu’elle est un instrument de décolonisation économique réelle.

L’indépendance politique obtenue en 1960 n’a jamais été complète. L’Afrique exporte des matières premières brutes. Les industries extractives sont contrôlées par des acteurs externes. Les systèmes financiers sont dominés de l’extérieur. Les innovations sont produites ailleurs. Ce système de dépendance n’est pas naturel – il résulte d’une gouvernance économique défaillante.

L’IE souveraine offre les moyens de transformer cette situation. Elle permet aux décideurs africains de diversifier les chaînes de valeur, d’identifier les opportunités de transformation locale, d’anticiper les menaces plutôt que de les subir, et de construire des partenariats équilibrés plutôt que des tutelles décisionnelles.

De plus, nous assistons à un moment générationnel charnière. La jeunesse africaine rejette le statu quo. Elle veut des opportunités d’emploi rémunérées, une reconnaissance de ses diplômes, une co-construction des projets d’avenir, pas une tutelle externe. L’IE souveraine est la discipline qui peut transformer cette énergie juvénile en transformation économique durable et autonome.

L’Appel à l’Action : Six Priorités Immédiates

L’intelligence économique souveraine n’est pas une option pour l’Afrique du XXIe siècle, c’est une nécessité vitale. Les défis sont immenses. Les opportunités le sont davantage.

Les États africains doivent engager immédiatement six actions concrètes :

  1. Investir massivement dans infrastructures numériques souveraines et formations spécialisées – doubler les budgets des universités et agences nationales d’IE.
  2. Renforcer les cadres institutionnels continentaux et nationaux – créer des Agences Nationales d’IE dans chaque pays majeur.
  3. Intégrer l’IE dans tous processus décisionnels publics et privés – de la planification gouvernementale à la stratégie d’entreprise.
  4. Développer une IA africaine véritablement adaptée aux réalités du continent, ses défis, ses langues, ses structures sociales.
  5. Coordonner continentalement pour créer masse critique d’expertise et données – via ZLECAf, harmonisation des standards, partage d’informations stratégiques.
  6. Protéger la souveraineté informationnelle du continent contre toute appropriation ou « cyber-colonisation » externe.

L’intelligence économique n’est pas une panacée résolvant tous les défis africains. Mais elle est le mode de gouvernance permettant à l’Afrique de transformer son énergie, ses ressources et son potentiel en développement durable, autonome et compétitif.

La Renaissance africaine ne sera pas un cadeau de l’Europe, des États-Unis ou de la Chine. Elle sera une conquête des Africains eux-mêmes, portée par une génération de décideurs, d’entrepreneurs et de citoyens qui auront maîtrisé les disciplines stratégiques de notre époque.

L’intelligence économique souveraine en est l’une des plus décisives.

Le moment d’agir est maintenant.

Deve Maboungou est expert en intelligence économique, enseignant-chercheur à l’Institut Thales Afrique (Dakar), président de Noeîn & Cie (cabinet de conseil en intelligence économique) et membre sénior de l’Institut Africain de la Réflexion Stratégique. Il intervient régulièrement auprès des gouvernements africains, institutions continentales et organisations internationales sur les enjeux de souveraineté économique et d’intelligence stratégique africaine.

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