
L’intelligence artificielle et l’érotisme manufacturé : la Chine à l’avant-poste d’une révolution silencieuse
En Chine, l’intelligence artificielle s’invite désormais dans l’industrie du plaisir, bouleversant un marché déjà florissant : celui des jouets sexuels. Longtemps leader mondial de la production, l’empire du Milieu entend désormais s’imposer également comme pionnier dans l’intégration des technologies cognitives à des produits destinés, d’abord, à l’intimité humaine.
À Zhongshan, dans la province méridionale du Guangdong, l’usine WT Doll incarne cette mutation. Forte de quelque 30 000 poupées produites chaque année, l’entreprise conjugue savoir-faire industriel et ambition technologique. Ses ateliers sont peuplés de silhouettes nues, suspendues, inertes, en attente d’une âme électronique. Ce sont les mains de Congyan, ouvrière depuis quatre ans, qui façonnent ces corps de silicone. « Au début, confie-t-elle, c’était étrange. Mais aujourd’hui, cela me semble tout à fait normal. » Entre banalisation de l’objet sexuel et technicité du geste, la frontière semble s’estomper.
Mais c’est surtout le partenariat avec l’université Jiao Tong de Shanghai, et ses cinquante chercheurs spécialisés en intelligence artificielle, qui donne à ce secteur une portée nouvelle. Loin des produits inertes d’autrefois, ces poupées peuvent désormais converser, réagir, esquisser un sourire ou un froncement de sourcil. Elles parlent huit langues, simulent la respiration, émettent de la chaleur corporelle, et – selon les mots d’un responsable marketing – « flirtent » avec leur propriétaire.
Le marché, lui, est à la hauteur des ambitions. Comptez environ 1 500 euros pour une poupée classique ; le double pour une version équipée de capacités cognitives avancées. À l’international, les Américains restent les plus gros clients, suivis des Allemands et des Français. En Chine, la demande émerge également, stimulée par des réalités sociales complexes : coût exorbitant du mariage, solitude masculine croissante, instabilité conjugale. Certains y voient une solution alternative, voire un substitut.
La directrice de l’usine, Liu Jiangxia, se félicite de la croissance constante du secteur, même en temps de crise : « Durant la pandémie, nos ventes ont augmenté de 30 % par an. Aujourd’hui, la progression reste de 10 %. » Un tiers des bénéfices est réinvesti dans la recherche. Au-delà du plaisir physique, ces produits prétendent désormais répondre à un besoin affectif, presque existentiel.
Reste une inquiétude, légitime : que deviennent les conversations échangées entre client et machine ? La directrice se veut rassurante. Les données, affirme-t-elle, ne sont pas stockées en Chine, mais dans des data centers européens et américains. Une promesse qui, dans le contexte géopolitique actuel, ne saurait complètement dissiper les soupçons.
Au fond, cette avancée technique soulève une question plus vaste. Que dit-elle de notre rapport à l’autre, à l’intime, au vivant ? Loin de n’être qu’une curiosité de laboratoire ou une excentricité commerciale, ces poupées intelligentes révèlent une mutation silencieuse : celle d’une société où le lien humain, dans ce qu’il a de plus fragile et de plus essentiel, tend à être reproduit, simulé – et peut-être, à terme, remplacé.