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 Entretien exclusif avec Anne BEINIER : « Une crise humanitaire mondiale menace »

VDA/Bonjour Anne Beinier, et merci de nous accorder cet entretien. Vous êtes reconnue pour votre expertise dans le sanitaire, la solidarité et l’action humanitaire. Pouvez-vous nous parler de votre parcours et de ce qui vous a amenée à vous engager dans ces domaines ?

Merci pour votre invitation. Je suis enseignante-chercheuse de formation, j’ai enseigné durant 5 ans à l’université du Pacifique puis de Caen avant d’arriver au Sénat auprès de différents sénateurs rapporteurs du PLFSS (projet de loi de finance pour la sécurité sociale) à la commission des Affaires sociales. J’y suis restée plus de 6 ans et j’ai eu la chance de travailler avec des parlementaires qui m’ont permis de m’exprimer pleinement dans ce domaine qu’est la protection sociale. En 2017, j’ai eu la chance d’intégrer le cabinet de Mme Agnès BUZYN, ministre des Solidarité et de la Santé, où j’étais en charge des textes au parlement, des addictions, des cancers pédiatriques, de l’outre-mer, de la nutrition…c’est une expérience gravée à vie. Nous avons été une équipe soudée et pleinement mobilisés autour de valeurs communes.

En 2019, j’ai commencé les missions à l’international avec Expertise France et en 2020, je suis partie en Jordanie pour diriger un Twinning (jumelage) financé par l’UE afin d’aider la Social Security Corporation à se développer. J’y suis restée 30 mois en plein Covid, cette expérience a été extraordinaire…

Je suis rentrée courant 2022 et pendant 2 ans, j’ai réintégré l’administration française tout en continuant à faire des missions ponctuelles. En 2024, j’ai fait le choix de repartir en expatriation et de continuer à œuvrer dans le milieu de la protection sociale à l’international au Congo, en Arménie, en Bosnie Herzégovine…

L’universitaire que je suis, n’a jamais pu se défaire de sa méthodologie et de cette quête permanente de recherche de pistes d’améliorations, de connaissances et de développement à destination de nos politiques sanitaires, sociales et humanitaires.

Venant de la Réunion, un territoire éloigné, aux inégalités très marqués et aux prévalences fortes, j’ai toujours porté un regard attentif dès mon plus jeune âge autour des thématiques sanitaires et sociales. J’ai également eu la chance de me rendre souvent à Mayotte, à Madagascar étant jeune, forcément j’ai été très touchée par les conditions de vies, la très grande précarité, l’absence de soins…tout cela marque profondément et automatiquement reste très ancré en nous, cela explique en parti, je pense, mon appétence et mon engagement dans l’action de l’État en faveur de la protection sociale.

Depuis maintenant 15 ans, j’exerce dans le secteur public, et étant très attachée à la diversité des profils, et aux parcours de chacun, je n’ai pas souhaité devenir fonctionnaire (ce n’est en rien une critique) car je reste convaincue que la richesse d’une administration ou d’une institution s’exprime à travers des parcours différents, des profils atypiques et non à travers une seule et même voie, celle des grandes écoles.

VDA/Vous avez œuvré dans plusieurs projets d’action humanitaire. Quelles sont les principales difficultés que vous avez rencontrées et comment les avez-vous surmontées ?

L’action humanitaire est confrontée à de nombreuses difficultés, qui varient en fonction des contextes et des crises. J’ai été amené à travailler dans le cadre de catastrophes naturelles et de déplacements de populations en raison de conflits armés. En étant conseillère de Mme la ministre des Solidarités et de la Santé en France, j’ai été formées à la gestion de crises aussi bien à distance en cellule de crise interministérielle (CIC) comme sur le terrain, lors de la tempête Irma ou de l’incendie du CHU de Guadeloupe.

Avec mes missions à l’international en tant qu’experte en protection sociale au sein de l’outil de la commission européenne, TAIEX[1], j’ai beaucoup plus été confrontés aux déplacements de populations et à la gestion des réfugiés. Notamment à travers la réserve humanitaire COVAX[2], qui a été conçu pour garantir l’accès aux vaccins contre la Covid-19 aux personnes les plus vulnérables. Étant en Jordanie à cette époque sur un projet de jumelage financé par la commission européenne, j’ai pu participer à l’équipe Europe Covax pour assurer l’acheminement des doses de vaccins en Jordanie.

La Jordanie a été le second pays à bénéficier de doses de vaccins via le système COVAX. 8 millions d’euros ont également été mis à disposition par l’UE pour soutenir l’achat de vaccins COVID-19 par le ministère de la Santé jordanien via COVAX et son « Programme de santé de Jordanie pour les réfugiés syriens et les Jordaniens vulnérables ».

Dans ce cas précis, les difficultés que nous avons rencontrées, la constitution des « stocks tampons » de vaccins à usage humanitaire échappant aux campagnes de vaccination gouvernementales mais également et malgré les preuves que la vaccination sauve des vies, les hésitations, réticences à se faire vacciner. Ce phénomène est en partie dû à la désinformation concernant tous les aspects de la Covid-19 mais plus généralement la vaccination au sens large.

Arrivée, le 12 mars 2021, de la première expédition de 144 000 doses du vaccin AstraZeneca/SK Bioscience, à l’aéroport international Queen Alia, à Amman.

 

Plus généralement, la difficulté récurrente que nous sommes tous amenés à gérer ce sont les défis d’ordre logistiques car que ce soit lors de conflits, de catastrophes naturelles ou humaines, bien souvent les infrastructures sont touchées, ce qui complique l’acheminement de l’aide humanitaire ou la prise en charge des populations.

Visite en entreprise durant en septembre 2020, pour s’assurer des bonne conditions de sécurité au travail lors de la covid-19, Amman.

Cela va de la distribution d’eau, de produits de première nécessité, à des stocks de médicaments, de matériel médical de pointe lors de la mise en place d’un hôpital de campagne. Un exemple récent qui peut parler aux lecteurs, l’hôpital de campagne de la sécurité civile déployé après le cyclone Chido à Mayotte.

Cet hôpital, représente 300 caisses d’un mètre cube, 70 tonnes soit 1 600 m2 de tentes à installer, comprenant : deux blocs opératoires, une maternité, huit lits de réanimation, 30 lits de médecine, 90 personnels soignants, je vous laisse imaginer la logistique nécessaire, les moyens humains, techniques et financiers pour assurer l’acheminement, l’installation et le bon fonctionnement d’une telle structure.

La logistique joue un rôle essentiel dans la gestion de crise. Sa capacité à assurer la disponibilité et la distribution efficace des ressources peut sauver des vies, limiter les dégâts et favoriser la reprise. Toutefois, cette gestion en situation de crise est un domaine complexe qui exige une planification et une coordination minutieuses.

VDA/Quels sont, selon vous, les grands enjeux actuels de l’action humanitaire et de la solidarité internationale ?

Vaste sujet…par où commencer dans ce contexte international sous fortes tensions. Nous faisons face à une situation d’urgence d’autant plus alarmante que le désengagement brutal des Etats-Unis intervient dans un contexte de baisse généralisée des financements publics de l’aide humanitaire et de développement.  Le retrait des Etats-Unis de l’OMS, nous impose d’anticiper les dégâts humains que cela va causer mais également les aspects financiers. Le risque d’une crise humanitaire mondiale est bien réel. De nombreuses ONG françaises comme Action contre la Faim ou Solidarités International, sont directement impactés par le gel de l’aide internationale américaine, à hauteur de 30-36% de leurs budgets.

Comme le dit très bien l’ancienne directrice de USAID, « nous assistons à l’une des erreurs de politique étrangère les plus graves et les plus coûteuses de l’histoire des États-Unis. La fin de USAID est une victoire pour les autocrates du monde entier ».

En France, avec l’adoption du PLF[3] 2025, le budget de l’aide publique au développement (APD) connaît une chute brutale et inédite, passant de 5,8 milliards en 2024 à 3,6 milliards €, soit une baisse supérieure à 2,1 milliards € équivalent à une évolution de – 37 %.

Le budget de l’aide publique au développement ne représentait qu’1 % du budget général de l’État en 2024, la coupe totale de l’APD 2025 équivaut à 7 % du total des coupes budgétaires. L’APD est ainsi le budget le plus durement impacté. 

Pour que ces chiffres parlent plus aux gens, cette diminution drastique du budget, ce sont des vies humaines qui sont directement menacées et je ne tombe pas dans l’exagération, ni la victimisation. Cette coupe budgétaire de plus de 2 milliards d’euros, c’est équivalent du montant nécessaire pour financer la couverture vaccinale de base de 71 millions d’enfants, ou bien la scolarisation pendant un an de 17 millions d’enfants.  

Visite d’une exploitation agricole gérée par des femmes jordaniennes avec un projet de micro-crèche, Ajloun, 2022.

Après l’aide médicale d’état (AME), l’aide au développement est devenu le nouveau cheval de bataille de certains politiques, tenant un discours anti-solidarité internationale sous fond de « on gaspille l’argent des Français », tout cela à des fins purement électorales par des personnes qui ne connaissent strictement rien à l’aide au développement. On assiste à une désinformation volontaire et qui devient virale sur les réseaux sociaux et dans certains médias.

Face à la souffrance humaine, face aux besoins des millions de personnes qui dépendent de l’aide humanitaire et au développement pour survivre et préserver leur dignité, faisons en sorte que la solidarité reste et restera la première des réponses.

VDA/Vous avez une forte expérience de terrain. Quels conseils donneriez-vous aux jeunes qui souhaitent s’engager dans le secteur sanitaire, social et humanitaire ?

Pour commencer, il y a une multitude de formations et de métiers, techniques, sanitaires, sociaux, humanitaires aussi bien sur le terrain, qu’au sein des différentes instances locales, nationales et internationales.

S’engager dans ces différents secteurs, c’est s’engager dans des professions variées, où l’humain est au cœur de l’action. Ce sont des secteurs où les femmes sont majoritaires, sauf l’humanitaire qui compte environ 43% de femmes, tout comme mon secteur d’activité, nous sommes 41% de femmes à être expertes techniques et agents de l’État. Concernant les ONG, les stages et formations dès le début des études sont très appréciés. Il est impératif de parler anglais, d’autres langues sont un plus et vous offrirons plus d’opportunités. Dans mon domaine d’activité, il est obligatoire d’être agent du service public (fonctionnaire ou contractuel) pour pouvoir candidater ou être recrutés par les instances nationales ou européennes. Nous nous destinons à aider nos homologues aussi, il est essentiel de connaitre le fonctionnement interne des administrations que nous allons développer ou monter dans d’autres pays. Il ne s’agit pas de consulting mais d’échanges entre pairs.

Mission TAIEX, système de retraites des blessés de guerre, Kosovo.

C’est un métier de passion, de convictions, de solidarités ou les valeurs humaines primes, et cela demande une grande adaptabilité, beaucoup d’empathie, d’écoute et de compréhension des enjeux socio-économique afin de concevoir des politiques sanitaires, sociales, humanitaires répondant aux difficultés, aux contraintes et aux besoins locaux. La protection sociale c’est mettre son savoir-faire au service d’autrui.


[1] Directorate-General for Neighbourhood and Enlargement Negotiations 

[2] Co-direction de l’outil COVAX par l’OMS, l’Alliance GAVI, Coalition pour les Innovation en matière de Préparation aux Epidémies (CEPI) et l’UNICEF.

[3] Projet de loi de finances

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